Accueil - Exclus Web - À table -

Et si l’Europe devenait l’autre rive ?
Mehdi Toukabri · Journaliste
Mise en ligne le 5 mai 2025
On a traversé toute l’Europe pour prendre la mer, pas pour crever là, entassés ! »
Au sein d’un monde complètement déstabilisé, le « problème migratoire » est, en parallèle de ce que nous vivons aujourd’hui, sur toutes les lèvres. A la différence près qu’au sein d’Islander. L’Exil, le problème de la migration ne survient plus du Sud, mais bel et bien du Nord. Ce premier tome d’une trilogie vient cristalliser une question rarement posée dans les imaginaires occidentaux : que se passerait-il si les Européens devenaient les indésirables ? Dans un sérieux presque documentaire, les auteurs de cette bande dessinée Caryl Fare et Corentin Rouge permettent, dans un genre d’anticipation politico-écologique, l’analyse de cette hypothèse sous le prisme très dur et frissonnant de la migration à destination de l’Islande.
L’action prend court au sein d’un monde futur (qui pourrait déjà être celui d’après-demain). Le réchauffement climatique a déjà eu lieu. Les Européens continentaux tentent désespérément de fuir vers un eldorado situé au nord. Le petit groupe de personnages suivis veulent à tout prix atteindre l’Écosse par voie maritime. Cependant, leur désir est de rejoindre secrètement l’Islande.
L’atmosphère est pesante. Accentué par un trait précis et rugueux, le sentiment d’enfermement agrippe le lecteur. L’environnement, véritable acteur du récit, est omniprésent : glacial, imposant, silencieux. Les personnages mystérieux et profondément humains, sont constamment écartelés entre le mal et le bien : choisir de survivre au détriment d’un autre ou de ne laisser personne en chemin. Islander s’inscrit véritablement dans une tradition de fiction politique où la dystopie sert moins à prédire l’avenir qu’à rendre visible le présent.
Entre mécanismes d’exclusion, fantasmes sécuritaires ou encore les politiques de filtrage, les personnages errent vers l’inconnu, ou presque. Les auteurs jouent magistralement avec cette photographie sociale et géopolitique profondément contemporaine. Cette BD rappelle que l’imaginaire occidental repose souvent sur un privilège silencieux : celui de ne jamais avoir à fuir. Pour cela, Islander. L’Exil n’est pas seulement un objet d’anticipation, mais un miroir tendu à ceux qui, aujourd’hui, pensent encore que l’exil ne pourra jamais les concerner.
Cette magnifique bande dessinée, pourtant très dure, m’a permis de passer par différentes émotions : l’angoisse, l’effroi, le choc, mais aussi l’envie ou encore le sentiment d’injustice. Dans un style différent, Islander m’a rapproché de cette sensation obtenue lors de la lecture d’un autre chef-d’œuvre: Blast de Manu Larcenet. À savoir, l’effondrement lorsqu’à la dernière page, on apprend qu’il faudra encore être patient pour pouvoir lire le tome suivant. N’est-ce donc pas cela la preuve d’une très (très) bonne histoire ?