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Elsa Dorlin

Aux armes, citoyennes !

Propos recueillis par Vinciane Colson · Journaliste « Libres, ensemble »

Avec la rédaction

Mise en ligne le 15 juin 2023

Un féminisme pratique, fondé sur les luttes sociales, et qui révolutionne la société. C’est ce que défend la philosophe française Elsa Dorlin. Celle qui enseigne la philosophie politique contemporaine à l’université Jean-Jaurès de Toulouse nous interpelle, à travers ses différents ouvrages, sur les luttes féministes en les reliant aux luttes sociales et raciales.

Photo @ Grégoire Bernardi/Hans Lucas/AFP

On vous présente souvent comme une féministe radicale. Si l’on veut encore faire avancer les combats féministes, aujourd’hui, est-il impératif d’être radical ?

Être radical, c’est un peu prendre le problème à la racine, je dirais. Historiquement, dans la tradition sociale, politique et intellectuelle de la lutte pour les droits des femmes, les féministes sont remontées à la base des rapports de pouvoir. Elles ont dénoncé et visibilisé les violences, là où elles se situaient à l’ombre de la sphère politique ou du regard de la société publique, afin d’en faire une question qui concerne tout un chacun. Aller à la racine, c’est voir comment les rapports de pouvoir affectent le corps, l’intime, comment ils se jouent dans la sphère privée de façon structurelle et même de façon historique. Cette idée du radicalisme féministe se distingue des autres formes de féminisme qui se sont aussi développées au XIXe et au XXe siècle et que l’on qualifie de féminisme légaliste ou libéral, voire de féminisme d’État. Ce dernier peut être à la fois très progressiste et critiquable sur certains dossiers.

Que ce soit dans votre dernier ouvrage Photo de famille1 que vous avez dirigé avec Isabelle Clair, ou dans le précédent, Feu ! Abécédaire des féminismes présents2 dont vous avez assuré la coordination, vous donnez la parole à des femmes aux parcours différents. Y a-t-il autant de féminismes que de femmes ?

Il y a effectivement beaucoup de féminismes. Ce point est selon moi fondamental parce qu’il permet de faire honneur à l’histoire des luttes intellectuelles, sociales et politiques des féminismes. On y trouve des positionnements différents, une certaine forme de conflictualité. Le répertoire d’actions, les revendications peuvent différer. Et ne pas ramener l’ensemble des mobilisations à cet item, le féminisme, c’est le considérer comme un vaste paysage de mouvements sociaux aux positions variées. Et c’est, à mon sens, restituer aussi la richesse et la mémoire des luttes, et permettre au plus grand nombre – en particulier les jeunes filles et les jeunes femmes – de trouver la pensée, l’action, la cause dans laquelle elles ont envie de s’engager, et qui va faire sens pour elles.

Vous évoquez une histoire populaire du féminisme, qui s’est jouée dans différents mouvements sociaux, comme les squats ou les mouvements punks. C’est en allant voir dans chacun de ces mouvements que l’on peut retracer une « vraie » histoire du féminisme ?

Deux choses comptent particulièrement pour moi. Tout d’abord, en tant que féministe, j’ai parfaitement conscience qu’on ne pense pas de manière isolée : on pense collectivement. Ainsi mon travail de philosophie est-il conduit par cette épistémologie féministe. La question du sujet collectif de connaissance est centrale : la production des savoirs est une production en commun avec une bibliothèque des aîné.e.s, des luttes qui nous ont précédées et qui ont rendu possibles notre propre réflexion et notre propre engagement. Et donc, c’est aussi la volonté pour moi, ici et maintenant, et depuis plusieurs années, de penser en collectif. Vous connaissez l’expression : « On donne de la voix. » On va plus loin, on pense plus loin les choses lorsque l’on est ensemble. Ensuite, cela fait partie d’une certaine stratégie antiféministe de vouloir réduire l’expérience vécue des femmes à une expérience paradigmatique, comme si nous faisions toutes la même expérience de la violence et comme si nous allions penser le sexisme de manière identique. Or on sait très bien que du fait de nos positionnements sociaux, des antagonismes de classe, des systèmes de racialisation – mais je dirais même des antagonistes Nord-Sud –, de la question de la mobilité, du validisme, de l’âge, nos expériences vécues de la violence sont tout à fait différentes. Ça ne veut pas dire qu’elles ne sont pas conciliables, qu’elles ne sont pas commensurables, mais elles ont une spécificité et une richesse qui permettent aussi d’associer l’ensemble de nos points de vue pour tenter de réfléchir et de renverser en quelque sorte ces rapports de domination.

« Il y a beaucoup de féminismes. Ce point est selon moi fondamental parce qu’il permet de faire honneur à l’histoire des luttes intellectuelles, sociales et politiques des féminismes. »

© Shutterstock

Dans votre ouvrage Black Feminism : anthologie du féminisme africain-américain, vous remettez en avant les collectifs de femmes afro-des­cendantes, ces femmes migrantes qui avaient déjà travaillé sur les intersections entre sexisme, racisme et luttes sociales. Est-ce que mettre en avant les mouve­ments féministes, c’est aussi et surtout aller chercher les courants qui se sont dévelop­pés dans l’ombre de l’histoire officielle ?

Le féminisme afro-descendant – qui comprend le caribéen, l’afro-américain et celui qui s’est développé dans les anciennes métropoles coloniales – est un mouvement historique qui s’étend sur la période escla­vagiste, post-esclavagiste et coloniale. La question de la mobilisation n’est, encore une fois, pas seulement sociale et politique. La production intellectuelle des féministes afro-descendantes a été consi­dérable, d’où la référence à l’idée d’histoire populaire. L’his­toriographie est importante. Qui écrit l’Histoire ? Qui retient telle ou telle archive pour qu’elle raconte l’Histoire ? Qui fait le récit ? Il y a toute une réflexion en histoire, une critique de l’his­toriographie, car elle est consi­dérée comme une arme de la classe dominante pour impo­ser un récit historique : l’his­toire officielle, légitime. Cette critique vaut également pour l’histoire du mouvement des femmes ou celle du féminisme. L’histoire des femmes blanches des classes moyennes et supé­rieures oublie toutes les autres et produit de l’ignorance.

Vous citez souvent Gabrielle Suchon, philosophe du XVIIe siècle qui écrivait déjà en 1693 : « Il vaut mieux être spirituelles et censu­rées plutôt que d’être ram­pantes et d’avoir l’approba­tion des hommes. » Donc, au xviie siècle, il y avait des féministes, et tout le monde l’a oublié. Elle fait partie de « toutes ces femmes qu’on a oubliées » ?

Gabrielle Suchon est mon idole. Pour mon premier tra­vail de recherche, l’équivalent du mémoire de fin de mas­ter, j’ai travaillé sur des philo­sophes oubliées du xviie siècle. Des femmes, dont Gabrielle Suchon, se sont vraiment bat­tues pour démontrer philo­sophiquement l’égalité des femmes et des hommes. Cette dernière a écrit deux traités de plus de 1 000 pages chacun. Dans son Traité de la morale et de la politique (1693), elle conceptualise la question du statut des femmes à partir d’une idée fondamentale : le statut subalterne est lié à des processus de privation – de savoir, d’autorité et de liberté.

C’est ainsi qu’un groupe a pu être défini comme naturelle­ment inférieur. On est bien dans la philosophie radicale. Dans Du célibat volontaire ou la vie sans engagement (1700), traité majeur, elle fait l’apolo­gie du célibat, le considérant comme la seule voie d’éman­cipation concrète et de réap­propriation de sa propre sub­jectivité pour éviter de passer de l’autorité du père à celle du mari.

Vous avez beaucoup travaillé sur la thématique de la vio­lence. Dans Se défendre : une philosophie de la vio­lence4, vous retracez la généalogie de l’autodéfense politique. Vous analysez aussi l’usage de la violence. Quelle différence faites-vous entre la violence légitime, celle qui est utilisée par les dominants, et la vio­lence illégitime, quand elle est utilisée par les opprimés ?

Cette question relève de la philosophie politique et elle est attachée à une actualité absolument tragique. J’ai voulu refaire la généalogie de l’usage légitime de la violence dans l’histoire de la moder­nité. Au départ, je suis plu­tôt spécialiste du XVIIe siècle. Cette période est marquée par un débat constitutif de la modernité : la définition de l’individu et les droits naturels qu’il possède par sa naissance. De cette question va naître le contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Au XVIIe siècle naît le contractualisme. Selon Thomas Hobbes ou John Locke, nous avons des droits naturels. Et ces droits naturels sont ceux de se défendre par tous les moyens possibles et de se faire justice. Or dans l’état de nature, indépendamment d’une autorité politique souveraine, tout le monde essaie de conserver sa vie : c’est « la guerre de tous contre tous », comme dirait Hobbes. Avec le contrat social, on accepte de renoncer à ce droit naturel et individuel à se défendre, on délègue à l’État, cette autorité souveraine, le pouvoir et même le devoir de nous défendre et d’assurer notre sécurité. Et en retour, on accepte de ne pas user de ce droit et donc de ne pas user de la violence. Ce contrat social est fondateur. C’est un point de vue philosophique. Mais si on relit les textes philosophiques et qu’on les réinscrit dans le tumulte de l’histoire des luttes, on voit bien que, dans le contexte de la colonisation, les colons, en l’absence d’une autorité souveraine, avaient un droit à la défense illimité. Ils pouvaient porter des armes, en user et faire justice eux-mêmes. C’est dans les colonies sucrières au XVIIIe siècle qu’est née la nation états-unienne. Ce fut le cas ailleurs aussi. Dans tous les codes juridiques, notamment en ce qui concerne la France, il y a une sorte d’exceptionnalisme de la législation coloniale qui fait que sur le territoire de la colonie, c’est bien la minorité blanche, européenne, qui a un droit de justice et qui a un droit d’usage légitimé de la violence.

 

Cela passe aussi par la question du droit de porter des armes ?

Les femmes ont été initialement exclues de cette question du port d’armes. Et les citoyens, qui sont normalement désarmés, n’ont pu porter les armes que pour défendre la nation. L’État a le monopole de la violence et il délègue le droit à user de la violence dans le cadre de la défense de la nation. C’est constitutif de la citoyenneté. Pendant la Révolution française, les femmes révolutionnaires ont dit : « Nous aussi, nous sommes citoyennes, et donc nous voulons prendre les armes et défendre notre nation. » Théroigne de Méricourt, par exemple, a constitué un bataillon d’amazones armées. Dans cette perspective, l’idée défendue était celle d’exercer son droit citoyen, et ainsi d’être reconnue comme citoyenne par la question du port des armes. Elles ont été désarmées, à proprement parler, et exclues de la citoyenneté. Au-delà de l’énoncé formel réside l’idée que certains citoyens sont toujours plus légitimes à user de la violence, qu’il n’y a pas de délégation absolue de la violence. Certains citoyens sont plus citoyens que d’autres. Et cela s’exprime par leur droit davantage légitimé à recourir à la violence. En mars 2023, en France, il y a eu quatre assassinats de femmes par leur compagnon. Ça passe dans les faits divers. On ne légitime pas les hommes à user de cette violence, mais il y a quelque chose qui est de l’ordre d’un droit implicite qui perdure.

Où situez-vous la violence policière là-dedans ?

L’idée de la violence policière est inhérente à l’exercice du maintien de l’ordre : il n’y a pas de police pacifique. C’est l’organe régalien qui exerce, qui use légitimement – c’est-à-dire légalement – de la violence. Il y a la légitimité, la légalité et la licéité de la violence, les trois niveaux sont importants. Par exemple : est-ce que, légalement, un Parlement démocratique peut autoriser la police à utiliser des armes létales ? Ou s’il s’agit d’armes déclarées non létales, que dit un esprit démocratique face à leur usage et au fait que ces armes puissent tuer des personnes ? Par ailleurs, on sait aussi que la violence policière est imprégnée par un cadre historiquement construit et qu’elle se déploie de façon beaucoup plus brutale et létale sur des corps racisés, précisément parce qu’ils ont été construits, dans l’histoire des représentations, comme des corps menaçants. Le déploiement de cette violence déborde en permanence du cadre légal. Pouvoir en discuter est dans l’intérêt de toutes et de tous. Et on peine à comprendre qu’il y a un blanc-seing donné à certains corps ou à certains individus où, lorsqu’ils usent de la violence, elle est d’emblée légitime. Et pour d’autres corps, d’autres groupes, l’usage du droit de manifestation, de contestation va tout de suite être sursignifié comme relevant de l’agression, de la sauvagerie, de la destruction, etc.

Est-ce que pour que les combats féministes avancent encore, il faudra passer par une forme de violence légitime ?

D’abord, les femmes ont été désarmées. Ensuite, elles ont été constituées par des normes liées à des valeurs de la féminité qu’elles devaient incarner, et qui passent par une forme d’attention aux autres, de passivité, de tendresse, de faiblesse corporelle, voire de débilité musculaire. Toute cette construction d’une forme d’impuissance à se défendre a permis à l’État – je ne pense pas seulement à la France ou l’Europe en général, mais également aux États-Unis – de tenir ce discours très fort : « Il faut défendre les femmes. Il faut les protéger. » Or sous couvert de protéger les femmes, on les met dans l’ombre ou on oublie que l’organisation sociale les expose directement à de la violence. Les femmes ont donc toujours usé d’une forme d’autodéfense pour survivre. Et cette autodéfense peut passer, dans certains cas, par l’usage de la violence défensive pour sauver sa peau. Quand on va avoir cet usage de l’autodéfense par les femmes, elles seront qualifiées d’« hystériques », d’« ultra-violentes », de « folles », et elles seront ramenées dans la ligne de leur genre. L’idée n’est pas tellement de dire : « Ah oui, il faut passer à la violence ! » Beaucoup de manifestations, notamment au Chili ou en Argentine, ont démontré une forme de puissance féministe très forte, qui a été qualifiée de passage à la violence du mouvement féministe. L’Histoire dévoile toutes les stratégies d’autodéfense vitales qui sont en place, les stratégies du corps, la conversion de la violence. Tout cela peut passer par des formes d’apprentissage ou de désapprentissage à ne pas se battre, et également par des formes d’explosion, de sortir hors de soi pour être ensemble.

  1. Isabelle Clair et Elsa Dorlin (dir.), Photo de famille. Penser des vies intellectuelles d’un point de vue féministe, Paris, EHESS, 2022, 112 p.
  2. Elsa Dorlin (coord.), Feu ! Abécédaire des féminismes présents, Montreuil, Libertalia, 2021, 736 p.
  3. Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, textes choisis et présentés par Elsa Dorlin, Paris, L’Harmattan, 2008, 266 p.
  4. Elsa Dorlin, Se défendre : une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2017, 200 p.

« Elsa Dorlin, pour un féminisme qui révolutionne la société ».

Libres, ensemble · 22 avril 2023

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