Louise Canu · Journaliste multimédia
Mise en ligne le 11 juillet 2024
Intersection
Ce qui nous lie
Louise Canu · Journaliste multimédia
Mise en ligne le 11 juillet 2024
Dans son ouvrage Nos puissantes amitiés, la journaliste Alice Raybaud interroge la primauté du couple sur d’autres formes de relations sociales. Alors que les amitiés ont longtemps été reléguées au second plan, l’autrice explore leur caractère émancipatoire et appelle à la nécessité de recréer du lien. Anne a la soixantaine, Flo une petite trentaine, Clara aura bientôt 27 ans. La première se nourrit des liens qu’elle entretient au sein de son association, fondée peu après le début de la pandémie ; la seconde travaille au sein d’une maison médicale, dans laquelle elle explore les façons de prendre soin des autres ; la troisième construit des amitiés et des étagères au sein de chantiers participatifs. Elles se racontent.
L’amitié serait-elle révolutionnaire ? De nombreuses études montrent que lorsque nous rentrons dans la vie active, nous avons tendance à faire passer nos relations amicales derrière nos relations sentimentales. C’est de ce constat que part Alice Raybaud. La journaliste nous invite à « prendre soin de nos amitiés », ainsi qu’à « collectivement, bousculer nos imaginaires et éclater les embûches qui entravent la constitution de lien social, qui verrouillent l’accès à ces amours plurielles ». Car elles constituent une force inestimable de soutien et d’émancipation.
Loin d’être un « luxe », nos liens sociaux sont essentiels à notre bonne santé physique et mentale. La solitude, si elle n’est pas choisie, tue à petit feu. Contrairement à l’isolement qui se définit comme une insuffisance (objectivable) de relations sociales, la solitude est la « douleur sociale liée au fait de ne pas se sentir en lien avec autrui ». À l’instar d’un tabagisme moyen, d’une forte consommation d’alcool ou d’autres facteurs de risque, elle augmente les risques de maladie : AVC, crise cardiaque, anxiété, dépression et démence. Selon certaines études, elle accroîtrait les chances d’un décès prématuré de 26 %. La solitude a donc un coût pour la société. Outre-Atlantique, on parle même d’une « épidémie de la solitude », qui touche particulièrement les Américain.e.s depuis la pandémie de Covid-19. En Belgique, une personne sur trois dit se sentir « très seule ». La solitude n’épargne pas grand monde : personnes isolées, sans emploi, malade de longue durée, étudiant.e.s et familles monoparentales sont concernés.
Alice Raybaud, Nos puissantes amitiés, Paris, La Découverte, 2024, 320 pages.
Un vieux hameau retapé
À l’époque, Clara bredouille plutôt qu’elle parlait anglais. Son amie Aneth, originaire de République tchèque, se dépatouille en français. Quand elle lui parle de ce fameux « village des jeunes », Clara ne comprend pas tout, excepté que cela semble « génial, plein de vie, avec des moments un peu plus violents, comme dans tout type de projet collectif à caractère social. Ça ressemblait un peu à un grand bazar ». Situé près de Gap, dans les Hautes Alpes françaises, le vieil hameau retapé par des éducateurs et des éducatrices spécialisé.e.s dans les années 1960 s’est transformé en un lieu de vie et d’accueil. Désormais, il accueille des jeunes en séjour de rupture, en réinsertion sociale, des résident.e.s d’hôpitaux psychiatriques en vacances, des artistes en résidence, des jeunes en service civique ou encore des festivaliers et des bénévoles. Le tout, encadré par du personnel spécialisé en accompagnement psycho-éducatif et par des psychologues, en cas de besoin.
Clara intègre le village en tant qu’animatrice. D’abord trois semaines, nourrie, logée et défrayée. D’autres personnes choisissent d’y rester huit, dix mois. Ensemble, ils structurent leur quotidien autour de « la vie collective par la réinsertion », à travers des chantiers participatifs qui visent à « leur redonner confiance dans leur capacité à créer du lien avec les gens autour d’eux ». Les chantiers dépendent des besoins du moment. « Faire la cuisine, par exemple – parce qu’il faut bien manger –, s’occuper du potager, repeindre la bibliothèque, consolider la charpente, construire des étagères… ». Ensemble, ils constituent une « famille choisie », grâce à laquelle ils peuvent repartir du bon pied. « On est tout le temps ensemble, des liens très forts se créent, on traverse les choses de la vie à plusieurs. Tu n’as pas besoin de connaître tout le parcours de la personne. Le côté “pathologique”, les bêtises qu’elle a pu faire avant dans sa vie… Cela n’a aucune importance. »
Clara et Aneth animent ensemble les chantiers, se redécouvrant sous un autre jour : « Cela nous a permis de remettre en question les notions de structure, d’associatif, de gestion de conflit. Tout cela a beaucoup renforcé notre amitié. » Et par là, d’examiner aussi leurs manières de s’organiser collectivement. Le prix libre, par exemple, qui consiste à payer son repas selon ses moyens afin que les personnes précaires puissent elles aussi partager le repas. Peut-être un « truc de bobo », finalement. « On en a beaucoup discuté. On trouvait ça super de se dire qu’on inclut tout le monde. Mais en fait, il faut déjà se sentir légitimes pour passer la porte de cet endroit. Comprendre ce qu’est le prix libre, savoir ce qu’on a le droit de mettre ou non. Il ne s’agit pas d’un lieu “alternatif” pour les gens du quartier, mais d’un endroit où tu peux venir manger quand tu n’as pas assez d’argent », explique Clara.
Non, ce n’est pas « foutu »
Anne a la soixantaine. Max, son mari, et elle ont habité quatre ans dans un « écolieu » – un habitat groupé dans lequel les résident.e.s possèdent leur propre maison tout en partageant un terrain commun et des valeurs écologiques. C’était bien, mais insuffisant. Le couple a ressenti le besoin de plus de « synergie » et a décidé d’emménagé dans l’immense maison familiale. Tous deux travaillaient dans le domaine des « soins naturels holistiques », spécialisés dans les méthodes naturelles de médecine douce. Alors que la Covid-19 commence à s’installer confortablement, Anne constate que le moral de ses patient.e décline : « Particulièrement les jeunes, qui disaient que c’était foutu, qu’on avait plus de ressources, plus d’avenir, qu’on ne pouvait plus créer. » Et un matin, c’est la révélation : « Je me suis réveillée et me suis dit qu’il était hors de question de garder cette maison de 320 mètres carrés et de 5 hectares de terrain pour nous seuls. Nous devions le transformer en un lieu de partage, d’expérience, pour nous permettre de retisser du lien et de renforcer les capacités et les ressources collectives. »
En désaccord avec la gestion gouvernementale de la pandémie qui poussait alors à « couper les liens familiaux, amicaux et qui a conduit à perdre une grosse humanité », Anne a tenu à créer des « mini-communautés, pas comme en 1968, mais qui nous permettaient quand même de réfléchir à la qualité de nos vies ». De là est née l’idée de l’association. Anne cherchait par le biais du collectif à développer la « créativité » afin de demeurer « libres et autonomes ». C’est-à-dire limiter les intermédiaires, contrôler leur consommation, favoriser le fait main et prendre le temps autour de l’idée : « Si on sait faire, on partage. Si on n’a pas encore le savoir-faire, on fait intervenir des personnes de l’extérieur pour apprendre et développer l’autonomie du groupe. » Le jardin et ses fleurs sauvages, jusqu’alors inconnues au bataillon ? Une mine d’or. « On ne se doutait pas de tout ce qu’on pouvait faire avec ce qu’on a déjà sous la main, comme se soigner ou se nourrir avec ces fleurs sauvages. On a appris à mettre en place un potager, mais aussi fabriquer nos propres produits ménagers, nos savons… »
Regrettant que les institutions, mues selon des « impératifs économiques et appâtées par le gain », ne peuvent apporter de réponses concrètes à leurs besoins, Anne « acte le politique dans le concret », en ouvrant les portes de sa maison à ses ami.e.s de l’association comme on « ouvre l’intime au politique », détaille-t-elle.
Comme Flo, Élodie est accueillante au sein de la Maison de santé Potager. Tous les deuxièmes mercredis du mois, elle organise des « activités jardin », gratuites et ouvertes à tout le monde. Dans la commune la plus densément peuplée de Belgique, l’accès au végétal est un réel enjeu de santé publique.
© Louise Canu
Nos endroits sûrs
« L’intime est politique », pas de doute là-dessus pour Flo Annart, accueillant.e et gestionnaire au sein de la Maison de santé Potager qui fonctionne au forfait. Situé rue Potagère, au cœur de Saint–Josse – commune affichant les plus bas revenus de Bruxelles –, la maison médicale va à rebours « d’un système qui tend de plus en plus vers la privatisation de soin », estime Flo. Structure autogérée, non hiérarchique et promouvant l’intelligence collective, Potager « assume d’être un espace réellement politique ». Et il y a de quoi en tirer une certaine fierté : « On vit dans un système capitaliste. Ce qu’on fait va à contre-courant de ce système : on n’est pas tenu.e.s de réaliser des bénéfices, on produit du relationnel, de l’humain, on essaie de prendre soin de soi et des autres, entre collègues et auprès des populations fragilisées. » Et Flo de s’assurer : « Vous pourrez écrire que nous acceptons encore des patient.e.s ? ».
Après avoir travaillé dans des espaces où « on ne parlait ni politique ni religion », Flo se réjouit de partager les mêmes valeurs et des réflexions éthiques sur la façon dont on « prend soin, politiquement ». Et dans ce projet de soin politisé, cela a du sens de partager de l’intime, qui relève aussi de l’amitié pour Flo, « que ce soit dans la relation avec les patient.e.s ou avec nos collègues », explique-t-elle. Fraîchement débarqué.e à la maison médicale, la gestionnaire et accueillant.e se réjouit de la façon dont l’équipe fait lien. « Le monde du travail n’est pas facile car on ne choisit pas avec qui nous coexistons. Comme nous réfléchissons et discutons en permanence des enjeux éthiques, à notre position sociale, à nos financements, c’est très important d’échanger entre nous. »
Dernière réflexion en date : rendre la salle d’attente plus accueillante pour les personnes LGBTQIA+. « Grâce à tous ces échanges, nous nouons des liens très forts. » Un psychologue spécialisé dans la supervision d’équipes en autogestion les accompagne au sein de leur espace de supervision. Cette « figure impartiale » participe à la construction d’une safe place, dans laquelle l’équipe est régulièrement conviée à vider son sac. De la sorte, Flo ne craint pas que les liens s’abîment : « On pourrait parfois avoir des différends ou des conflits de valeur. Mais ce sont grâce à ces espaces de parole que les liens d’amitié sont protégés. »
Miroir, miroir
L’amitié qu’entretient Anne avec les membres de son association devient rapidement « fusionnelle », jusqu’à flouter les contours de leurs relations interpersonnelles. « On grandit et on évolue ensemble, dans cette expérience. Comme c’est Max et moi qui avons lancé le projet, les gens nous investissent d’une certaine façon, comme des enfants vis-à-vis de leurs parents. Ils peuvent se sentir moins aimés, frustrés ou en colère quand nous ne répondons pas aux attentes de leur enfant intérieur », explique Anne. Qui de son côté, veut bien l’admettre, « a naturellement envie de chaleur, d’englober les gens » et peut-être même bien de « les materner ».
Il est donc plus raisonnable pour elle de lever le pied, afin de ne pas se perdre dans ce qui pourrait se transformer en « relations toxiques », si elle n’y prête pas attention. Cela fait aussi partie des outils qu’elle a à disposition dans le cadre de son travail de thérapeute, d’apprendre à « devenir moins passionnelle, se décaler, de créer une forme de distance, à la fois pour être toujours là et de laisser l’espace à chacun.e dans la relation ». Elle fait appel, par exemple, à la « méthode miroir », un outil où le thérapeute reflète les pensées et les émotions d’un.e patient.e pour favoriser la prise de conscience et l’autoréflexion. Si l’association ne constitue pas un espace de thérapie à proprement parler, elle permet au moins d’identifier « les points à travailler, ensemble », pour finalement « créer une amitié plus mûre », conclut Anne.
Des relations si fusionnelles qu’elles risquent de tourner au vinaigre ? Pour limiter les effets « toxiques », Anne mobilise les outils qu’elle a à disposition dans le cadre de son travail de thérapeute, en identifiant les besoins de l’« enfant intérieur ».
© Mouse Family/Shutterstock
Soigner nos amitiés
Quand elle se retrouve au poste d’accueillant.e, Flo devient l’interlocuteur.ice privilégié.e : elle écoute, conseille et discute de manière informelle. « On se donne aussi cette possibilité d’échange avec le patient. On peut papoter une demi-heure, si le téléphone sonne, on décroche et on se relance dedans. » Au sein d’autres structures ? « C’est impensable, car c’est considéré comme du temps perdu, car non productif ». À l’instar des liens qu’elle entretient avec ses collègues, il s’agit d’un temps nécessaire au développement « d’une forme d’intimité, pour construire une confiance mutuelle ».
Comme le rappelle Flo, « être malade chronique est un facteur de précarité. Comme nous sommes une maison médicale au forfait, les personnes malades ne paieront pas plus, et le forfait ne change pas, que les patient.e.s viennent ou non. C’est un système de solidarité. » Cette vision-là se traduit notamment par un travail de prévention grâce aux activités de santé communautaire. « Un des plus grands facteurs de problèmes de santé mentale et physique est le manque d’accès aux espaces verts. Et le manque d’espace tout court. » Dans une commune où le nombre d’habitant.es. plafonne à 23 000 au mètre carré, faisant de Saint–Josse la commune la plus densément peuplée de Belgique, l’accès au végétal devient un réel enjeu de santé publique. « La semaine dernière, par exemple, on est allé se balader dans la forêt de Soignes. Certain.e.s patient.e.s n’y avaient jamais mis les pieds, d’autres ne la connaissaient pas. C’est très important que les gens puissent se ressourcer, prendre soin d’eux, partager. »
Flo embraye tout de suite : « L’amitié, dans le soin, ça peut être compliqué. Nous souhaitons que le patient puisse devenir acteur du soin, en lui apportant les outils nécessaires et en partageant des activités de santé communautaires pour améliorer sa santé physique et mentale. » Le cadre du soin s’inscrivant dans une structure où la hiérarchie est régulièrement remise en question, celui-ci peut rapidement devenir flou pour les patient.e.s. « On discute beaucoup en équipe à la façon dont on peut préserver ce cadre, car il assure aussi une forme de sécurité pour le patient ou l’équipe. »
Le fil à couper le beurre
L’amitié serait-elle révolutionnaire ? C’est la question que l’on se posait au début de cet article. Anne a en tout cas radicalement changé son mode de vie. « Avant, nous vivions à deux, avec mon mari. Les enfants venaient nous voir la moitié de la semaine. Désormais, il y a tout le temps du monde à la maison. » Plus encore, les liens et les connaissances qu’elle tisse au sein de l’association lui permettent de s’autonomiser d’une société de consommation dont elle ne tire plus satisfaction. « Grâce à cette émulation, le partage de nos connaissances et la mise en commun de nos ressources, nous devenons créateurs. Nous expérimentons, pour créer la société que nous avons envie d’avoir. » Quant à Flo, les liens noués au sein de la maison médicale lui permettent de trouver la force pour procéder autrement : « Travailler là-bas donne vraiment l’impression de prouver à un système inégalitaire qu’on peut soigner de manière humaine ». Et à Clara, de conclure : « On n’a pas non plus inventé le fil à couper le beurre ! Mais ces liens donnent de la force, du courage, de l’envie de faire ensemble, et de faire différemment. » C’est sûr, l’amitié aide au moins à « transformer la société. Tout n’est pas perdu ! »
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