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Escale conseil à Zaventem

Yvan Dheur · Chargé de missions en affaires internationales à deMens.nu et conseiller moral à l’aéroport de Bruxelles-National

Mise en ligne le 26 octobre 2022

Un aéroport, c’est un peu comme un miroir du monde en version miniature. Y fourmille la diversité de l’existence dans toute sa beauté, sa force et sa sagesse. La quintessence de la multiculturalité y est concentrée en un seul endroit. Lieu de rencontre, de transit et de croisement de toutes les cultures rassemblées sur quelques kilomètres carrés, c’est un village « glocal ». Depuis quarante ans, des conseillers moraux se succèdent à Brussels Airport afin d’apporter un peu d’humanité aux personnes en stress ou en détresse, en questionnement voire en crise existentielle.

« Voyage et changement de lieu donnent un nouvel élan à l’esprit », a écrit Sénèque. Si vous prenez l’avion pour changer d’air, peut-être avez-vous remarqué ou aperçu dans les allées ce flambeau laïque sur les panneaux signalétiques disséminés un peu partout autour des terminaux. Depuis 1982, Brussels Airport propose notamment la présence d’un.e conseiller.ère moral.e. nommé.e et, à ce jour, mis.e à disposition par le Conseil central laïque – Centrale Vrijzinnige Raad. Feu Georgette Van Hoeck Longrée a été la pionnière du poste jusqu’à sa retraite en 1996. Karl Laurent, qui lui a succédé, a pris sa pension au début de la pandémie de Covid-19. Et aujourd’hui, depuis novembre 2021, je suis conseiller moral « bruxellophone » multilingue. Notre présence est un héritage de la Régie des voies aériennes (RVA), à une époque où les cultes reconnus en Belgique ainsi que la communauté non confessionnelle avaient le devoir de nommer respectivement un conseiller moral et des aumôniers à l’aéroport, de façon comparable aux conseillers moraux et aux aumôniers dans l’armée belge ou dans les prisons.

C’est à l’intersection des peuples
que l’on entrevoit l’évolution du monde

Jean Schouters, « La laïcité à l’aéroport » : le premier article sur l’assistance morale à l’aéroport a été publié en juin-juillet 1992 dans le no 202 d’Espace de Libertés.

L’aéroport est comme un immense village ou une petite ville où se croisent 20 000 membres du personnel – des agents de sécurité, des bagagistes, du personnel logistique, des contrôleurs aériens, des douaniers, des policiers de l’aéroportuaire, des pompiers, des membres de l’équipe de direction, des ingénieurs, des informaticiens, des techniciens et des hôtesses d’accueil – et 26 millions de passagers par an (avant la Covid-19). Parmi eux, on compte des milliers de voyageurs en transit entre deux destinations. Voyager n’étant malheureusement pas toujours un plaisir, on y trouve aussi des stranded travelers, c’est-à-dire d’une part, des voyageurs qui se voient refuser l’accès à un pays ou qui restent coincés dans la zone internationale et d’autre part, des nouveaux arrivants qui demandent l’asile parce qu’ils sont persécutés ou discriminés dans leur pays d’origine, ou pour toute autre raison. Des millions d’histoires de vie aussi diverses qu’il y a de voyageurs, des moments transitoires, tantôt dramatiques et tristes, tantôt euphoriques et détendus, des vacances, des obligations professionnelles, des expulsions ou des regroupements familiaux, des retours aux sources ou des fuites vers de nouveaux horizons. Sont aussi du voyage des dépouilles qui reviennent ou qui repartent, des tonnes de marchandises importées et exportées, et des animaux aussi.

Il y a ceux qui partent, ceux qui débarquent et ceux qui transitent : à Brussels Airport, 72 000 voyageurs et voyageuses de toutes les nationalités se croisent en moyenne tous les jours.

cc Dr Mathias Ripp

L'humanité au vol

La seule et unique certitude, en tant que conseiller moral à l’aéroport, c’est la porte de mon bureau par laquelle j’entre le matin et je ressors le soir, car chaque jour y est empli de situations différentes et imprévisibles. Cette porte – toujours ouverte quand j’y suis – peut être franchie pour de nombreuses raisons. Les membres du personnel de l’aéroport peuvent venir me voir en cas de soucis personnels, de problèmes liés à leur famille ou à leur job, par exemple pour exprimer leur ras-le-bol par rapport à leur charge de travail qui s’accroît de façon exponentielle. Des demandes relatives aux cérémonies laïques comme les mariages ou les funérailles peuvent également y être traitées.

Les motifs qui poussent les voyageurs à venir vers moi sont très divers. Certains ont des questions sur la laïcité, l’humanisme, le sécularisme, l’athéisme ou la libre pensée. D’autres sont simplement un peu perdus, se remettent en question ou ont juste besoin de parler. Il y a parfois des passagers qui arrivent dépités, en panique ou crise existentielle aiguë, car leur visa ne semble pas valable. Quiconque ressent le besoin de s’exprimer peut venir me trouver. Et si je ne suis pas présent dans le bureau, car il est tout-fait possible que je sois en vadrouille du côté des terminaux, mon numéro de téléphone est indiqué à côté de la porte.

Cloués au sol pour cause de guerre

Le jour où la guerre a éclaté en Ukraine, il y avait vingt passagers en transit avec la compagnie aérienne russe Aeroflot coincés au sol, car tous les vols de la compagnie avaient été arrêtés pour toute l’Europe. Certains ont réservé à nouveau immédiatement, mais d’autres ne comprenaient pas la situation et refusaient de prendre leurs dispositions. Il y a heureusement à l’aéroport des membres du personnel de nombreuses origines, ce qui permet de trouver de temps à autre des personnes qui peuvent aider à traduire. La mission diplomatique et le Consulat russe à Bruxelles ne répondaient plus aux appels. Après quatre jours, il a fallu insister pour que ces voyageurs prennent les dispositions nécessaires pour quitter la zone internationale, car la plupart n’avaient pas de visa Schengen.

Chaque journée, chaque situation est unique et souvent chargée en émotions. Je m’efforce d’aider, d’écouter, d’apaiser, de dédramatiser et de relativiser, en offrant un moment d’humanité, humblement, amicalement et constructivement. De mon point de vue, le personnel de l’aéroport fait un boulot exceptionnel, mais l’approche d’un conseiller moral diffère sensiblement de la leur en raison de la finalité philosophique non confessionnelle de ce travail. Ma mission consiste à apporter une assistance morale, humanitaire et humaine, en contextualisant et en accompagnant les gens en détresse.

Caricole et le 127 bis

Deux centres fermés se trouvent également sur le vaste territoire de l’aéroport : le Centre de transit Caricole (CAR) et le Centre de rapatriement 127 bis. Ils font donc partie de la juridiction des conseillers moraux et des aumôniers à l’aéroport.

Les demandeurs d’asile détenus aux centres Caricole et 127 bis jouxtant les pistes peuvent faire appel à l’assistance morale.

© Aerodata International Surveys, CNES/Airbus

Construit en forme d’escargot, Caricole a vue sur l’extérieur et sur les pistes de décollage et d’atterrissage. Le centre est relativement moderne, il est possible d’y faire du sport, il y a une bibliothèque avec des livres dans une quantité de langues improbable et une médiathèque gigantesque, le tout visant à rendre la période d’enfermement la plus supportable possible. Se retrouvent ici des personnes à qui la Belgique refuse l’accès à son territoire, des demandeurs d’asile au début de leur parcours administratif et, en règle générale, encore empreints d’espérance par rapport à celui-ci. À une encablure du Caricole, le Centre de rapatriement 127 bis, lui, a une tout autre finalité. C’est la dernière étape avant l’expulsion de demandeurs en fin de parcours administratif et qui ne se sont pas vu octroyer le droit à l’asile. Je n’y suis pas encore entré, car selon la procédure, l’accès n’y est autorisé qu’à la demande d’un détenu.

L'appel de l’aéroport

C’est ma passion pour l’international, pour les organisations laïques, athées, humanistes, séculières, de libre pensée et rationalistes à l’étranger qui m’a amené à Brussels Airport. La représentation des non-croyants dans la diplomatie internationale, le développement et le renforcement de notre grande communauté à l’étranger, l’avènement d’une religiosité ultra-conservatrice dans le monde sont tous des sujets au cœur de l’actualité. Le service laïque à l’aéroport se situe tout à fait dans le prolongement de cette passion pour l’international. Mon prédécesseur a terminé sa carrière au début de la pandémie. Et pendant deux ans, les aumôniers et les conseillers moraux n’avaient plus accès à leurs locaux à l’aéroport. J’ai dû reprendre le service entièrement, me former afin de pouvoir remplir ma mission, étudier les archives, découvrir la complexité du fonctionnement de l’aéroport, renouer des liens, notamment avec les nombreux services de sécurité.

Unique au monde

Brussels Airport le seul aéroport du monde à avoir, entre autres, un service d’assistance morale laïque. Je suis devenu membre de l’International Association of Civil Aviation Chaplains qui regroupe tous les aumôniers (et le conseiller moral) dans tous les aéroports civils du monde. Ils ont été agréablement surpris d’apprendre l’existence de la communauté non confessionnelle en Belgique et du statut relativement exceptionnel dont nous jouissons en tant que laïques. Ils sont très actifs et organisent un rassemblement mondial par an, ainsi que des webinaires sur des sujets liés à la spécificité de l’assistance morale dans les aéroports civils. En dehors de la Belgique, il n’y a qu’en Norvège et, depuis peu, en Islande, que les laïques, les non-confessionnels, les athées, les humanistes et les libres penseurs bénéficient d’une reconnaissance et d’un traitement égaux à ceux des religieux dans le monde. Cela nous permet de nous développer, d’organiser notre communauté de façon plus professionnelle et de renforcer nos valeurs sociétales.

Les conséquences
de la privatisation

L’Aéroport de Bruxelles-National était une institution publique lors de sa création. Le conseiller moral et les aumôniers étaient initialement des membres du personnel de l’aéroport, et donc repris sur la liste des employés avec un statut bien défini. Lors de la transition, la Régie des voies aériennes (RVA) a fusionné avec le Brussels Airport Terminal (BATC) pour devenir la Brussels International Airport Company (BIAC) ensuite privatisée en 2004 pour constituer l’actuelle Brussels Airport Company (BAC). Une partie restante de la RVA est devenue Belgocontrol, désormais connue sous le nom de Skeyes. Les aumôniers et le conseiller moral en service, avant ces changements successifs, étaient et restaient sur la liste des employés de l’aéroport jusqu’à leur pension.

Le conseiller moral et des aumôniers ne font plus partie du personnel de Brussels Airport mais les communautés laïques et confessionnelles veillent à faire perdurer le service.

cc Geert Orye

Depuis le départ à la retraite de mon prédécesseur Karl Laurent, Athenagoras Peckstadt, patriarche de l’Église orthodoxe au Benelux et également aumônier orthodoxe à l’aéroport, est le dernier à bénéficier de ce statut. Les autres aumôniers et moi-même, entrés en fonction plus récemment, nous ne sommes plus membres du personnel à part entière. Ce sont donc les communautés confessionnelles et non confessionnelles qui sont invitées à mettre du personnel à disposition pour pouvoir continuer à offrir une assistance morale à l’aéroport. La BAC est tenue de nous fournir des locaux afin que nous puissions exercer notre mission en proposant une assistance morale ou religieuse.

J’ai donc actuellement la mission d’y aller un jour par semaine, voire plus s’il y a des demandes ou des événements exceptionnels que ce soit pour du personnel, des journées commémoratives des attentats, lors de la pride, les jours de très grande affluence ou pour d’autres obligations administratives. Un à deux jours, c’est peu, mais vu que nous ne sommes plus sur la liste du personnel de l’aéroport, les missions pour la laïcité hors aéroport continuent et l’on doit s’organiser afin d’être efficace pour deMens.nu (l’équivalent néerlandophone du Centre d’Action Laïque) également. Les institutions internationales ont repris leurs activités et la charge de travail est grande mais très intéressante et stimulante.

Dans un monde idéal, l’aéroport réaliserait l’importance « cruciale » de l’assistance morale pour ses clients et en reprendrait la charge, mais dans le climat financier actuel, suite aux diminutions de revenus résultant de la Covid-19, cette ambition n’est pas à l’ordre du jour. Récemment, les diverses compagnies aériennes se sont mises à demander explicitement les coordonnées des aumôniers et des conseillers moraux afin de les intégrer dans leurs plans de crise en cas de catastrophe. Elles reconnaissent que nous occupons une place spéciale et jouons un rôle important en cas de crise ou de catastrophe pour aider à gérer les besoins existentiels du personnel ainsi que des passagers et de leurs familles. Pour paraphraser le philosophe suisse Henri-Frédéric Amiel, « la vie est une traversée orageuse à soutenir et à diriger vers [l’aéro]port, un effort, bref une épreuve », et l’assistance morale est là pour rendre cette traversée plus humaine pour tout le monde.

Il y a mille et une raisons de se sentir perdu dans un aéroport. Suivre le flambeau laïque, c’est trouver l’assurance d’un soutien.

cc Jaime Kopchinski

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