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Un flambeau laïque toujours vif

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 18 novembre 2022

Il y a cinquante ans, dans le Bulletin du CAL d’octobre 1972, le flambeau faisait son apparition comme symbole de l’ensemble des organisations laïques belges. L’adoption du flambeau comme emblème du mouvement humaniste figure « la lumière nécessaire à la recherche de l’épanouissement optimal de l’Homme, la lucidité qui éclaire la marche du progrès »1. Aujourd’hui, cette symbolique est-elle encore porteuse de sens ?

La laïcité s’inscrit dans la continuité des Lumières. Le libre exercice de la raison est ce qui oriente les hommes et les femmes dans la visée d’un bien commun. Pris dans le sens éclairé qu’entend se donner le mouvement laïque, la symbolique du flambeau figure alors un idéal rationnel avec une visée collective : celle de permettre à tous de se regarder vers un horizon commun qui transcende les singularités de chacun.

Les Lumières du passé

Mais le flambeau qui éclaire chacun sur les limites à ne pas franchir pour vivre ensemble peut aussi, dans d’autres contextes, signifier un idéal tendancieux de purification. Les laïques ne jouent-ils pas dès lors avec le feu en faisant du flambeau leur emblème ? N’aurait-il pas mieux valu qu’ils se forgent un symbole sans histoire quand on sait l’utilisation dévoyée du flambeau lors de certaines marches du Ku Klux Klan ou du nazisme ?

Il faut alors s’interroger, en marge du flambeau, sur l’idée de reprise. Celle-ci consiste pour les laïques à se construire une identité sur la base d’une symbolique existante. Il s’agit alors de se reconnaître des héritages sans toutefois se soumettre passivement à une tradition. L’enjeu est pour les laïques de reprendre chez les humains qui les ont précédés ce qui est à même de faire ressortir les valeurs qu’ils se donnent.

Il faut donc que ces valeurs apparaissent. C’est pour cela que la représentation adoptée est présentée avec des clefs. En l’occurrence, la symbolique du flambeau, dès son adoption par les mouvements laïques en 1972, est assortie d’humains qui l’encadrent et qui symbolisent l’idée de fraternité universelle. Dans une première mouture du symbole du CAL, les personnes sont figurées uniformément. Elles sont ensuite reprises, à partir de 2008, en mettant l’accent sur la diversité des figures et sur leur égalité. Désormais, des humains d’une couleur indéfinissable et pris dans une joyeuse diversité encadrent une flamme dont les bords arrondis signifient le refus de la violence. On comprend dès lors que le flambeau n’est qu’une partie d’une symbolique plus large qui invite à une introspection minutieuse sur le sens que le mouvement laïque entend se donner. Le flambeau n’est pas, pour les laïques, un domaine de significations clos sur lui-même, mais un moyen de réflexion sur la condition humaine et le sens qu’il appartient de lui donner.

L’emblème du flambeau se laisse donc lui-même éclairer par le contexte dans lequel il s’inscrit. En croisant les trames du tissu symbolique, en faisant droit à la complexité, certaines lignes interprétatives à visée extrémistes sont rendues caduques. Cette volonté d’empêcher tout dévoiement du sens du symbole explique d’ailleurs que depuis 1995 le flambeau laïque bénéficie auprès du Benelux d’une protection juridique qui s’assimile à un dépôt de marque.

Le rayonnement du présent

Prémuni des usurpations et des contresens extrémistes qui pourraient le guetter, le symbole laïque n’en est pas pour autant réduit à un sens univoque. L’assise de la flamme n’est pas rectiligne, elle a la forme d’une vaguelette qui montre que les certitudes ondulent et se modulent. Hegel disait que les symboles se distinguaient des signes par leur ambiguïté. Cette opacité était alors vue comme un défaut. Elle a pourtant comme avantage qu’elle laisse ouvert le champ de l’interprétation. Contrairement au dogme qui entend soumettre l’individu à l’autorité d’une doctrine, le sens du symbole dépend de l’individu qui s’en fait l’interprète. Le symbole n’a toutefois pas qu’une fonction cognitive. Il rassemble sous une même bannière toute une série d’individus. C’est d’ailleurs là l’origine du symbole dans la Grèce antique. Dans le cadre de la laïcité, les significations sémiotiques et sociales du symbole se conjuguent d’une façon singulière puisque le flambeau rassemble des individus qui se font les libres interprètes d’un monde qu’ils partagent et qui œuvrent pour que cette liberté soit rendue possible pour tous.

Il est ici question de mouvement, car la liberté partagée de se rassembler sous un idéal non déterministe rend possible l’évolution et donc le mouvement. Le symbole adopté en 1972 par le mouvement laïque a d’ailleurs évolué. Depuis 2008, il n’est plus circonscrit dans un cercle qui semblait encore enfermer la liberté de ses membres. Désormais, il est juste flanqué de part et d’autre d’individus, des hommes et des femmes, qui sont animés par une flamme, le libre examen, qui les éclaire sur leur cheminement en vue de plus de liberté et de solidarité.

Le symbole du Centre d’Action Laïque ne nous dit pas ce contre quoi il faut lutter pour humaniser le monde. Il appartient aux hommes et aux femmes qui l’utilisent de définir leur programme d’action. Les priorités de l’humain évoluent au fil du temps. Aux enjeux historiques liés au cléricalisme se sont ajoutés les problèmes associés aux questions de genre, de bioéthique, d’assuétudes, d’égalité et de solidarité. Les lumières sont portées toujours plus en avant. Rien ne semble restreindre le rayonnement du flambeau porté par les laïques. Henri Bartholomeeussen, past-président, a d’ailleurs clairement formulé la nécessité d’élargir le spectre des combats laïques pour coller à ce qui importe à l’humain en tenant compte de l’évolution de la société.

La lutte contre les fake news est ainsi devenue un enjeu laïque dès lors que l’on reconnaît la menace qu’une communication biaisée représente pour le libre examen. Le climat aussi est devenu une affaire de première importance pour les humanistes2. Toutefois, si la laïcité éclairait toujours plus les choses, ce n’est que récemment qu’elle a mis en lumière l’opinion de ceux qui portent son flambeau. En convoquant l’avis des membres de la laïcité organisée, les bénévoles et les employés, les pouvoirs laïques en place ont permis de faire ressortir ce qui était important pour ses membres. La Convention laïque récemment organisée à Wavre à l’initiative de la présidente actuelle du CAL, Véronique de Keyser, est historique.

La façon dont il a été décidé de nouveaux axes prioritaires à partir de concertations et de débats d’idées montre qu’au flambeau massif se sont substituées les petites flammes de tout un chacun. Chacun s’est ainsi révélé porteur d’une étincelle qui contribue à produire les lumières pour tous et à maintenir l’enthousiasme envers un projet commun. Il y aurait là une nouvelle symbolique. Le jeu entre les individus et le flambeau n’a sans doute pas fini de se décliner. Mais le recours aux Lumières de la raison dans l’exercice d’une résolution collective des problèmes qui se posent à l’humain est certainement un cap, un fil rouge qu’il n’est pas question de remettre en cause. Loin de décliner la symbolique se décline toujours plus diversement.

Les étincelles du futur

Les nouvelles priorités qui résultent de la Convention de Wavre montrent que les laïques ne pourront certainement pas faire l’économie de la raison. À côté de la lutte contre la précarité et les extrémismes, la question du climat est ressortie massivement des sondages. Le climat est une préoccupation générale qui menace l’humanité en sa globalité. En cela, il est évident qu’un mouvement qui se dit humaniste devait s’y frotter. Cela signifie-t-il toutefois qu’il faille redéfinir l’humanisme dans le sens d’un écohumanisme comme le propose Floris van den Berg3 ?

À notre avis, il en va de l’intérêt de l’humain de défendre la planète sans qu’il soit besoin d’abandonner l’humanisme au profit d’une écologie profonde, une écologie qui attribuerait une valeur intrinsèque à la nature. Ceux qui veulent dépasser une perspective anthropologique pour reconnaître une dignité égale à l’ensemble du vivant le peuvent, mais il importe ici, en matière écologique, comme ailleurs, de faire de l’humain le terrain d’entente de débats où l’on puisse être « libres, ensemble ». En fait de la même façon qu’un croyant peut se reconnaître un Dieu, mais accepter de se limiter au terrain de l’humain pour traiter avec ses semblables qui ne se reconnaissent pas un tel Dieu, ne devrait-on pas reconnaître qu’il n’est pas nécessaire de se décentrer de l’humain pour défendre l’environnement ? Comme notre espèce dépend de l’environnement ; en faisant de l’humain une fin, on est porté à défendre l’environnement. Cela ne condamne d’ailleurs nullement à une écologie de surface, voire de grande surface (avec des solutions technologiques à la clef). Dans une perspective humaniste approfondie, la biodiversité doit ainsi être défendue, car elle contribue à une nature en équilibre dont la santé et l’imaginaire de tout un chacun dépendent.

Les laïques considèrent qu’un enjeu majeur est de (re)faire société. Or comme la cohésion sociale dépend d’une certaine écologie, il importe de forger dès les fondements une écologie laïque dans laquelle tout humain puisse se reconnaître. Il faudra donc de la lucidité pour apporter aux problèmes un éclairage qui tienne compte de la diversité des croyances individuelles. Il importe aussi de comprendre, comme le montre justement Murray Bookchin, que ce n’est pas l’humain qui est à la base du problème écologique. Dans ce cas, l’écologie serait anti-humaniste. C’est la façon dont l’humain fait société aujourd’hui qui est à interroger4 et, pour cela, plus que jamais, les Lumières seront nécessaires. Elles seront nécessaires pour penser une transition juste qui refuse que certaines tranches de la population soient sacrifiées pour le confort des plus nantis. Elles seront nécessaires pour éviter de nouveaux clivages extrémistes entre les partisans anti-humanistes d’une nature sacrée et les partisans transhumanistes d’une humanité déconnectée de tout lien à la nature.

Si l’humain n’est certes pas déconnecté de la nature, il faut absolument repenser les racines de l’humanisme. Le dualisme cartésien entre l’homme et la nature doit être remis en cause. Partir de l’homme ne veut pas dire l’isoler, mais penser ses diverses manières d’être vivant, manières d’être qui sont toujours en relation aux milieux qu’il aménage. Les lumières invitent aujourd’hui ses partisans à une introspection radicale sur la condition humaine.

En bref, si les laïques n’auront peut-être plus assez d’un flambeau centralisé pour mener leurs combats ; en aucun cas, il ne s’agit pour eux de renoncer aux Lumières. Il importe au contraire qu’ils s’éclairent mutuellement, qu’ils travaillent ensemble main dans la main, tant du point de vue local qu’international, pour atteindre leurs objectifs. Les étincelles de génie de tout un chacun seront plus que jamais nécessaires pour s’orienter dans un avenir qui, sans cela, s’annonce assez sombre.

  1. Yves Kengen (dir.), Découvrir la laïcité, Bruxelles, Centre d’Action Laïque, 2015, p. 7.
  2. Henri Bartholomeeussen, « La laïcité reste la garantie des libertés dans un monde qui change », dans Le Soir, 28 mars 2019.
  3. Floris van den Berg, Beter weten. Filosofie van het ecohumanisme, Anvers, Houtekiet, 2015.
  4. Murray Bookchin, Une société à refaire. Vers une écologie de la liberté, Montréal, Écosociété, 2010.

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