Là-bas

Accueil - Là-bas - Sarcelles, de l’utopie diversitaire au cauchemar séparatiste

Sarcelles,
de l’utopie diversitaire
au cauchemar séparatiste

Philippe Foussier · Journaliste

Mise en ligne le 18 novembre 2022

Noémie Halioua1, rédactrice en chef de la chaîne i24News à Paris, a récemment publié une enquête sur la ville de Sarcelles. Au travers de ses reportages et de ses livres, elle examine l’antisémitisme qui se développe en France depuis quelques années.

Photo © Shutterstock

Noémie Halioua a grandi à Sarcelles et récemment enquêté sur l’évolution de cette ville, qui a accueilli une forte population juive à partir des années 1960. Dans son tout dernier livre, elle y décrit le passage du « vivre-ensemble » au « vivre-séparé » dans une ville de banlieue parisienne qui fut souvent présentée comme un symbole de brassage multiculturel. « Le livre illustre à l’échelle locale ce qu’a pu théoriser Jérôme Fourquet dans son ouvrage L’archipel français2, à savoir l’éclatement de la nation en une ribambelle d’îlots aux revendications communautaires », explique-t-elle. L’essai raconte la façon dont « l’utopie diversitaire s’est muée en cauchemar séparatiste » et les causes qui ont eu leur rôle à jouer : la ghettoïsation ethnique, le regroupement familial, la loi Dalo (sur le droit au logement opposable, NDLR), etc. Au fond, selon elle, les points de bascule à Sarcelles sont les mêmes que ceux de la France, car Sarcelles « est une métaphore de la France d’aujourd’hui sur toutes les questions de communautarisme et d’entrisme ».

Terrain miné

Même s’il connaît un regain indéniable depuis quelques temps, l’antisémitisme n’est pas en France une nouveauté : « La passion antijuive est une constante qui sait renaître à chaque génération, avec les habits de l’époque. Au Moyen Âge, on reprochait aux Juifs d’empoisonner les puits, pendant la Shoah, de salir les “races pures”, désormais, ils sont jugés coupables de génocide du peuple palestinien », explique ainsi Noémie Halioua. Le plus récent tournant s’articule entre le XXe et le XXIe siècle : « Hier encore, l’antisémitisme trouvait ses racines dans le nationalisme (le Juif vu comme un étranger), aujourd’hui, il se justifie par le décolonialisme (le Juif est le “Blanc” par excellence). À ce titre, la haine des Juifs est désormais corrélée à la haine de la France. » Et les conséquences concrètes sont déjà là : au-delà des meurtres antisémites, poursuit Noémie Halioua, « il existe un mouvement de fond déjà actif dans les quartiers populaires que l’on pourrait qualifier d’“épuration ethnique à bas bruit” ».

Noémie Halioua est rédactrice en chef de la chaîne i24News à Paris. Elle estime que Sarcelles constitue une métaphore de la France d’aujourd’hui sur toutes les questions de communautarisme et d’entrisme.

© Hannah Assouline

Dans un discours prononcé le 17 juillet dernier à Pithiviers, le président Macron a évoqué l’histoire de l’antisémitisme français mais aussi insisté sur la nécessaire « vigilance » à exercer pour le présent. Depuis deux décennies, la puissance publique fait preuve de lucidité quant à l’Histoire, mais apparaît parfois plus réticente à décrire l’actualité de l’antisémitisme, comme si une forme de déni paralysait son expression : « Souvenez-vous de l’incendie criminel de la synagogue de Trappes survenue au début des années 2000, lorsque les chiffres de l’antisémitisme explosaient et que le ministre de l’Intérieur de l’époque, Daniel Vaillant, parlait de “loup solitaire” », rappelle Noémie Halioua. Du chemin a été fait depuis, indéniablement. Les autorités politiques actuelles sont plus réactives. Emmanuel Macron, lors de la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv en 2017, a ainsi appelé à faire « toute la clarté » sur le meurtre de Sarah Halimi, quand la juge d’instruction chargée du dossier répugnait à ouvrir un procès. Elle avait en effet retenu le caractère antisémite de l’acte… mais pas l’intentionnalité. « Cela étant, commente la journaliste, il est nécessaire de rester vigilants, les droits durement acquis peuvent se perdre en un clin d’œil. »

Comprendre les ressorts de l’antisémitisme

Noémie Halioua a longuement enquêté sur l’affaire Sarah Halimi, éclairante pour comprendre les ressorts de l’antisémitisme contemporain en France. Elle illustre en effet « ce changement de paradigme et ce nouvel antisémitisme, que l’historien Georges Bensoussan a été l’un des premiers à saisir dans Les territoires perdus de la République3. Mais plus largement, l’affaire Sarah Halimi symptomatise différents maux de l’époque. La banalisation de l’ultra-violence, la psychiatrisation des criminels, la double peine des Juifs qui vivent dans des quartiers populaires. La difficulté de reconnaître l’antisémitisme arabo-musulman par crainte de stigmatiser et de faire monter la haine des musulmans », détaille Noémie Halioua. Son livre ne se veut cependant pas un ouvrage scientifique sur l’antisémitisme contemporain : il y a d’après elle une dimension sensible de réparation symbolique. « Il était question en l’écrivant d’offrir une pierre tombale littéraire à une femme martyre, fragile, qui a vécu toute sa vie dans le sacrifice et la discrétion. » Au-delà de l’enquête sur la nuit du meurtre, le livre raconte l’histoire « d’une femme droite qui a fait le choix de l’orthodoxie et qui s’est éteinte dans d’atroces souffrances aux cris d’“Allahou akbar”, sans que jamais un procès n’ait permis de lui rendre justice », rappelle Noémie Halioua.

Sarcelles « est une métaphore de la France d’aujourd’hui sur toutes les questions de communautarisme et d’entrisme ».

© Shutterstock

La journaliste a travaillé plusieurs années en Israël. La résurgence de l’antisémitisme en France provoque selon elle beaucoup d’inquiétudes sur place. Les médias israéliens sont très alertes sur les questions d’antisémitisme en Europe, produisent beaucoup de documentaires et de reportages. « Lorsque j’y travaillais en tant que reporter, nombre d’entre eux m’interrogeaient à ce sujet et me conseillaient d’inciter ma famille à faire son alya pour la protéger de la haine des Juifs. Je leur objectais que vivre dans la crainte des attaques au couteau et des voitures-béliers, des roquettes du Hamas et des menaces du Hezbollah n’était pas non plus la garantie d’une vie paisible – même si je comprends ce qu’implique le fait d’être protégé par un État qui place la sécurité au-dessus de tout », témoigne Noémie Halioua. Plus fondamentalement, il est important pour elle de défendre l’idée que les Juifs français, européens ou américains « ne sont pas des SDF en diaspora, qu’ils sont enracinés dans une histoire particulière qui doit être respectée. D’ailleurs, à mon sens, lutter contre l’antisémitisme, c’est aussi lutter pour que les Juifs puissent continuer d’avoir le choix de vivre où ils le souhaitent et qu’ils ne soient pas contraints, comme tant de fois dans l’Histoire, de partir pour sauver leur peau ».

Noémie Halioua, Les uns contre les autres. Sarcelles, du vivre-ensemble au vivre-séparé, Paris, Éditions du Cerf, 2022, 208 pages

La gangrène zemmouriste

Noémie Halioua a aussi observé ces derniers mois comment Éric Zemmour procédait à une réécriture de l’histoire de Vichy, notamment s’agissant du sort réservé aux Juifs de France par le régime de Pétain. « C’est de toute évidence une réécriture de l’Histoire », juge-t-elle. « Éric Zemmour ne s’embarrasse pas avec les nuances du réel et plus largement avec tout ce qui ne colle pas à son propre roman national. Il pense en système parce qu’il vise à construire une rhétorique suffisamment solide pour armer les esprits et s’engager dans une lutte idéologique. » À ses yeux, l’histoire de France doit être blanche pour justifier l’amour qu’on lui porte, mais, complète Noémie Halioua, « il faut bien noter qu’il s’oppose à d’autres, beaucoup plus nombreux, qui appellent à une repentance perpétuelle pour mieux fertiliser la haine de soi. Or l’histoire de France est en clair-obscur : elle englobe à la fois la collaboration et les justes ». Le révisionnisme d’Éric Zemmour a été, dit-elle, « la grande obsession de la dernière présidentielle. Je pense que la focalisation sur sa personne a masqué la progression d’un danger autrement plus dangereux, à savoir l’extrême gauche, et permis sans véritable résistance – à quelques rares exceptions près – la captation de la gauche par l’extrême gauche au moment des législatives ».

  1. Noémie Halioua a notamment publié L’affaire Sarah Halimi (Éditions du Cerf) et elle a aussi participé à l’ouvrage collectif Le nouvel antisémitisme en France (Albin Michel), en 2018. Rédactrice en chef de la chaîne i24News à Paris, elle a récemment publié une enquête sur la ville de Sarcelles. Au travers de ses reportages et de ses livres, elle examine l’antisémitisme qui se développe en France depuis quelques années.
  2. Jérôme Fourquet, L’archipel français, Paris, Éditions du Seuil, 2019.
  3. Emmanuel Brenner et alii, Les territoires perdus de la République, Paris, Pluriel, 2002.

Partager cette page sur :