Libres, ensemble
« On respecte les humains,
pas les croyances »
Propos recueillis par Catherine Haxhe · Journaliste
Mise en ligne le 14 février 2022
Lors du procès des attentats de Charlie Hebdo, Richard Malka, l’avocat représentant l’hebdomadaire satirique, n’a pas pu dire tout ce qu’il avait sur le cœur au cours de sa plaidoirie. Dans son livre « Le droit d’emmerder Dieu », l’avocat de la liberté, qui ne craint pas les représailles, a pu aller jusqu’au bout de sa pensée et fait l’« éloge de la vie éclairée, joyeuse et libre ». Et sans tabou.
Photo © Joël Slaget/AFP
Vous commencez votre livre en disant que c’est à nous – et à ceux qui nous succéderont – de nous battre pour rester libres. Ce combat a été l’enjeu du procès de Charlie Hebdo et vous le menez toujours. Vous soulevez une question importante : comment répondre à ceux qui préfèrent la mort à la vie ?
Dès le début du procès, j’ai annoncé à ma cliente, la société éditrice du journal Charlie Hebdo, que je considérais être là pour défendre la liberté, et pas les personnes physiques qui avaient souffert dans leur chair. J’avais en charge la défense d’un symbole et je me suis donc assez peu intéressé aux accusés en réalité. J’ai voulu défendre les causes pour lesquelles nos amis ont été assassinés et ainsi leur rendre hommage. Il m’a semblé important de retracer l’histoire du droit à la critique de Dieu, l’histoire du droit au blasphème – qui est très particulière en France puisque nous sommes le premier pays dès 1791, dans la foulée de la Révolution française, à avoir aboli le délit de blasphème – puis, surgit l’histoire des caricatures, qui commence à Amsterdam avec l’assassinat du réalisateur Theo van Gogh. J’ai aussi voulu expliquer pourquoi la liberté d’expression, la mère de toutes les autres libertés, est si importante et revenir sur les événements funestes et les complaisances qui ont abouti à la tragédie de 2015. Nous préférons la vie, mais en face de nous il y a des personnes qui ne sont pas dans la recherche de la paix, de la concorde, mais dans la conquête, et qui sont prêtes à faire la guerre, à tuer et à imposer la terreur pour asseoir leur vision du monde. Nous essayons désespérément depuis des années, et en particulier au travers de problématiques de la critique de Dieu, de leur donner des gages, en quelque sorte, en renonçant à un petit bout de droit par-ci par-là en espérant que cela va nous assurer la paix. En réalité, c’est le contraire qui se produit, c’est-à-dire qu’à chaque renoncement nous alimentons leur soif, leur appétit de conquête. C’est l’exemple du conciliateur de Churchill qui traverse mon discours : chaque fois que nous renonçons à des droits, nous nourrissons le crocodile, qui devient de plus en plus monstrueux. À un moment, il s’avère très compliqué de s’en débarrasser si ce n’est en passant par une confrontation dure, alors qu’au départ il suffit d’être fermes sur nos principes, de ne pas le nourrir, pour le maintenir en cage.
Richard Malka, Le droit d’emmerder Dieu, Paris, Grasset, 2021, 96 pages.
On a un peu oublié, vous nous le rappelez, l’instrumentalisation des caricatures par les Frères musulmans danois, que vous appelez « les escrocs », en 2004. En quelques mots, pouvez-vous nous replonger dans le contexte de cette « supercherie » ?
Les fanatiques sont toujours des escrocs, et les Frères musulmans n’échappent pas à cette règle, en France aussi bien qu’en Belgique. En réalité, quand le Jyllands-Posten, le journal de centre droite danois, publie les caricatures de Mahomet, elles sont assez anodines. Ça provoque une manifestation de 3 000 personnes, c’est significatif, mais ce n’est quand même pas énorme au Danemark. Et puis, plus rien ne se passe. Les caricatures sont également publiées quelques semaines plus tard en Égypte, en plein mois du ramadan, et cela ne provoque aucune réaction. C’est là que des imams danois, Frères musulmans et salafistes, très frustrés de cette absence de réaction, se disent qu’ils vont en rajouter. Ils constituent un petit dossier dans lequel ils insèrent de fausses caricatures qu’ils vont chercher sur des sites Web de suprémacistes américains ou français et qui ne concernent pas du tout l’islam à la base, et munis de ce dossier, qui relève de la supercherie
et de l’escroquerie, ils font le tour des capitales arabes en disant : « Regardez comment on présente le Prophète en Occident, comme un pédophile, comme un violeur d’enfants, à quatre pattes dans des scènes vraiment odieuses. » Pourtant, ces caricatures n’ont jamais été publiées, ce sont ces Frères musulmans et ces salafistes qui les ont inventées. Ce sont eux les blasphémateurs en réalité ! Et là, le monde s’embrase, à partir d’une escroquerie. On nous demande donc d’abandonner un morceau de droit à la liberté d’expression sur le fondement de ce qui est en réalité une escroquerie, et nos dirigeants les plus importants, comme Jacques Chirac, Bill Clinton et l’ONU, tombent dans le panneau. À partir de là, on en arrive à la récupération politique d’organisations islamiques qui demandent à l’ONU d’imposer à tous les pays du monde de renoncer au blasphème.
Vous dites que, le danger, c’est de faire le jeu du respect des religions plutôt que de la liberté d’expression et de tomber dans le piège de la culpabilisation. Que signifie aujourd’hui se moquer des religions ? Est-ce que cela veut tout autant dire se moquer des puissants, des chefs religieux, comme Charlie Hebdo l’a toujours fait, ou de l’élite des grandes religions et se moquer des croyants, souvent plus précarisés et stigmatisés ? Peut-on se moquer des deux de la même manière ?
Bien sûr que non, mais il y a une limite légale. L’islam, tout comme le communisme, le capitalisme, le judaïsme ou encore le protestantisme, relève des croyances et des idées. Personne n’a par exemple pu vérifier l’existence de tel ou tel dieu. En France, il y a une frontière entre la moquerie de ces croyances et de ces idées envers lesquelles la critique est – et doit rester – totalement libre et absolue et la moquerie des personnes qui adhèrent à ces croyances et à ces idées. En d’autres termes, si vous croyez aux fantômes, je peux me moquer de votre croyance, mais je vous dois le respect en tant qu’être humain. Vous choisissez de croire à ce que vous voulez, mais ce n’est pas pour autant que je dois respecter cette croyance. Sinon, on ne peut plus discuter de rien et on ne peut plus rien critiquer ! Vous n’êtes pas vos croyances, vous ne pouvez pas vous réduire à vos croyances, et n’importe qui a le droit de dire ce qu’il veut du judaïsme, de l’islam ou du christianisme. J’ai le droit de dire que les religions sont toxiques et nocives si j’en ai envie, j’ai le droit de dire que Dieu n’existe pas, mais je n’ai pas le droit de dire qu’un juif, qu’un musulman, qu’un chrétien ou qu’un protestant est toxique ou nocif, c’est là que se situe la différence. On respecte les êtres humains, pas les croyances.
C’est un peu le discours de la philosophe Catherine Kintzler, spécialiste de l’éducation et de la laïcité. Vous partagez avec elle l’idée qu’aujourd’hui les jeunes, surtout, ne font plus la distinction entre les croyances et les opinions. Est-ce que la difficulté vient de là ?
Nous éprouvons beaucoup de difficultés à faire passer cette idée-là – qui est, il est vrai, assez conceptuelle – et en particulier dans les jeunes générations. La critique des idées, des religions doit rester libre, car si on perd cette liberté on sombre dans l’idolâtrie et le fanatisme ! Une idée qu’on ne peut pas critiquer devient un dogme. Or il n’y a pas de respect obligatoire. Après des siècles et des siècles de combat, on a acquis la liberté constitutionnelle de ne pas respecter les religions.
Vos propos sont virulents envers la gauche, notamment en France, car vous dites qu’elle a abandonné la critique de l’islam. Pourquoi ?
Je pense que la gauche tient une responsabilité historique dans cette démission que je qualifie de lâcheté. En face, ils ont très bien su nous culpabiliser. Cela a été expliqué pendant le procès, tout cela a été mûri, pensé par des idéologues. Les musulmans ont été présentés comme les « damnés de la Terre », stigmatisés, dans des positions précaires ; des victimes anthologiques en somme. Je m’élève contre ça. Les musulmans à travers le monde sont journalistes, avocats, chercheurs. C’est insupportable de les enfermer dans la catégorie de victimes. L’idéologie victimaire est à la base de tous les crimes, de tous les attentats et de la plupart des génocides dans l’histoire. Non, il n’y a pas de victimes de la naissance à la mort et je refuse que quelque communauté que ce soit se laisse enfermer dans une telle catégorisation. C’est une essentialisation et la gauche est tombée dans le panneau. Par culpabilité, elle a renoncé à défendre la liberté d’expression, la laïcité et l’universalisme, c’est-à-dire la possibilité de voir les gens au-delà de leur religion, leur race, leur couleur de peau, leur genre. Si la gauche est dans ce triste état aujourd’hui, c’est en particulier parce qu’elle a renoncé à défendre ses idées.
Ne pensez-vous pas que le contexte des caricatures, de l’humour, du rire a changé depuis l’époque glorieuse de Charlie Hebdo ? La dessinatrice Coco le dit elle-même aussi : « On ne peut plus dessiner ce qu’on dessinait avant parce que le monde, les médias, la globalisation, la rapidité de l’information, tout ça a changé. » Peut-on toujours faire la même chose que dans les années 1970 ?
Rien n’est figé pour l’éternité. Qu’il y ait un mouvement et que la caricature s’y adapte, c’est assez logique et normal, mais cela ne va pas toujours dans le bon sens. Si vous devez, au nom de la mondialisation de l’information, tenir compte des critères du Qatar, du Yémen ou de l’Arabie saoudite pour savoir ce que vous allez pouvoir dire ou écrire ou dessiner en Belgique, le champ de vos interventions va se réduire drastiquement.
Résonne encore en nous la phrase de Pierre Desproges : « On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde. » Et sans doute voulait-il dire qu’on ne peut pas rire de la Shoah avec Jean-Marie Le Pen, par exemple. Charlie Hebdo ne souffre-t-il pas d’une récupération par l’extrême droite, par Éric Zemmour et par d’autres ? Ne faut-il pas faire preuve d’une grande vigilance face à cela ?
Franchement, on s’en fout de la récupération par X ou Y ! Si vous avez peur de faire des choses dans la crainte d’être récupéré par des gens malintentionnés, vous ne faites jamais rien ! Le sujet, dans la vie, c’est de faire ce en quoi on croit. Et, en l’occurrence, Charlie Hebdo défend la liberté d’expression et la possibilité de rire. Craindre une récupération, c’est le meilleur moyen, donc, de renoncer à parler de tous les problèmes qui fâchent et qui sont pourtant bien là. C’est ce que fait la gauche, en fait. Et plus on renonce, plus ce sont des extrêmes qui s’en emparent. Ce n’est pas la bonne solution. Cela fait trente ans qu’on en fait l’expérience : on n’ose parler de rien, ni de la laïcité, ni des problèmes que posent les religions, ni des problèmes d’immigration, ni des problèmes de sécurité. Les gens voient les problèmes, mais qui en parle ? En fait, on laisse le champ libre aux extrêmes. Je pense que c’est à la gauche de développer un discours de raison sur l’ensemble de ces thèmes, et je suis persuadé que, ne pas en parler, c’est favoriser à la fois l’extrême droite et l’islamisme.
Vous n’avez pas peur de mettre les pieds dans le plat, vous n’avez pas peur des mots, vous vous revendiquez de la parole libre. Que pensez-vous du port du voile islamique dans les services publics et dans les écoles ?
Ma position sur le voile est très simple et elle colle à la législation française : non à l’école pour les mineures, non dans les services publics. Et pour le reste, il n’est pas question de l’interdire dans la rue. Là, ce serait une atteinte à la liberté contre laquelle je ne pourrais que me lever. On ne réglemente pas la manière dont les gens s’habillent. […] Évidemment, je préférerais que les femmes ne portent pas le voile, mais ce n’est pas à moi de l’interdire. C’est le dialogue qui peut servir à convaincre que le voile est un symbole de la soumission de la femme, mais il est hors de question pour moi de passer cela dans le domaine législatif. Il faut respecter la liberté des gens aussi.
En France, de nombreux sondages montrent un net rejet de la laïcité par les jeunes. D’aucuns disent qu’ils voient la conséquence d’une sacralisation du convictionnel et trente ans d’erreur éducative. En Belgique, le Centre d’Action Laïque soutient l’enseignement d’un cours de deux heures obligatoires de philosophie et de citoyenneté. Est-ce que vous pensez que ça passe par là, la laïcité ? Une nécessité à éduquer dès le plus jeune âge ?
Il faut tempérer un peu l’idée de « net rejet ». Il est vrai, c’est incontestable, qu’il y a une rupture générationnelle. La France est encore viscéralement et majoritairement attachée au principe de laïcité, mais on sent que, dans les plus jeunes générations, les avis sont beaucoup plus partagés. Il faut rappeler que la laïcité, comme le disait Aristide Briand, c’est une libération, ce n’est pas une hostilité. En fait, c’est ce qui nous permet de vivre ensemble. Il faut que les gens comprennent ça : c’est ce qui nous permet de vivre libres, sans soumission aux dogmes religieux.
Parce que si on accorde à chaque communauté des accommodements raisonnables, lui laissant la possibilité d’appliquer la loi qu’elle veut, on tombe dans une société communautariste. Chacun vit entre soi, parce qu’on veut éviter la critique, la mise en cause ; les usages et les mœurs deviennent différents et il n’y a plus d’échanges. On a mis fin aux guerres de religion, on a inventé la possibilité de vivre ensemble. Gardons-la ! Et ce vivre ensemble, il est rendu possible par la laïcité, c’est-à-dire la mise à l’écart de la religion du domaine public.
Vous avez écrit : « Ces personnes comprennent-elles que renoncer à la liberté d’expression reviendrait aussi à abandonner des millions de musulmans, des journalistes, des intellectuels, des écrivains, des femmes, des étudiants qui se battent pour vivre libres ? Si le pays des Lumières renonçait à cette liberté, ils n’auraient plus aucun espoir. Nous ne pouvons pas les laisser tomber. » Toujours aussi convaincu ?
Mais bien sûr ! Pour ne citer que deux exemples, en Turquie, les gens se battent pour la laïcité. En Syrie, à Raqqa, ville symbolique s’il en est puisque c’était la capitale de Daesh, un nouveau maire a été élu : une femme kurde, musulmane, et son programme, c’est la laïcité. Cela fait rêver partout dans le monde, sauf chez nous.
Entretien avec Richard Malka : le droit d’emmerder Dieu et présentation du Collectif Laïcité Yallah
Libres, ensemble · 11 décembre 2021
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