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Prosélytisme au travail :
une forme de harcèlement

Anaïs Pire · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 26 juin 2024

Dans un contexte sociétal marqué par une recrudescence du fait religieux, le monde du travail ne serait pas en reste. S’il existe un large arsenal de dispositions juridiques visant à protéger les travailleurs, celles-ci sont-elles suffisantes et appropriées pour faire face à cette tendance, notamment en ce qui concerne la lutte contre le prosélytisme dans les relations professionnelles ? Comment préserver la liberté de conviction de chaque personne tout en empêchant les excès et les dérives ? La législation anti-discrimination, appuyée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, offre une piste de solution à ce défi très contemporain.

Illustrations : Cost

Si le prosélytisme n’a pas de définition légale dans notre droit positif, il est appréhendé par le biais de la liberté de conscience, de religion et de conviction. Ce droit fondamental implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction, la liberté de la manifester individuellement ou collectivement, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement. Il comporte aussi en principe le droit d’essayer de convaincre d’autres personnes, par exemple à travers un « enseignement », sans quoi la liberté de changer de religion ou de conviction risquerait de rester lettre morte. Le droit envisage donc la liberté du « prosélyteur » (la personne qui fait œuvre de prosélytisme) et du « prosélyté » (la personne qui est l’objet du prosélytisme) dans le même temps : pour le premier, le prosélytisme est l’exercice de sa liberté de convaincre d’autres personnes d’adhérer à sa conviction, tandis que pour le second, le prosélytisme serait une « offre » qu’il pourrait saisir pour changer de conviction, exerçant par là sa propre liberté.

Balance des droits

Si la liberté de conscience, de religion et de conviction est absolue en son aspect interne (le forum internum), ses aspects externes peuvent faire l’objet de restrictions. Ainsi, comme d’autres formes de manifestation de cette liberté, le « droit au prosélytisme » peut être limité afin d’assurer le respect des convictions de chaque personne. S’agissant de droits concurrents, un équilibre doit être aménagé pour que les droits du prosélyteur ne priment pas sur ceux du prosélyté. Cette conception juridique du prosélytisme a été établie au premier titre par la Cour européenne des droits de l’homme. Dans sa jurisprudence, celle-ci distingue dès lors le prosélytisme « de bon aloi » du prosélytisme « de mauvais aloi », le premier étant une « vraie évangélisation », un « témoignage chrétien », tandis que le second en serait la corruption ou la déformation. Le lexique religieux1 de cette distinction a été gommé dans des décisions ultérieures, sans en altérer le principe : en substance, la Cour juge qu’il y aurait du bon prosélytisme, lequel est protégé par le droit, et du mauvais prosélytisme, qui peut être réprimé.

Le prosélytisme comme abus de droit

La question de savoir à quel moment le prosélytisme devient « de mauvais aloi » est donc centrale. Les décisions de la Cour à ce sujet constatent que celui-ci peut prendre différentes formes, telles que des activités offrant des avantages matériels ou sociaux ou l’exercice de pressions abusives en vue d’obtenir des adhésions à une Église.

L’arrêt Larissis et autres c. Grèce, rendu par la Cour en 1998, permet d’illustrer cette situation. En l’espèce, il s’agissait de militaires qui avaient fait l’objet de pressions de la part de leurs supérieurs hiérarchiques afin d’adhérer à l’Église pentecôtiste dont ces derniers faisaient partie. Le prosélytisme étant une infraction pénale en Grèce, ces officiers avaient été sanctionnés avant de saisir la Cour européenne des droits de l’homme pour contester cette condamnation, considérant qu’elle portait atteinte notamment à leur liberté religieuse. Dans son raisonnement, la Cour avait soulevé la spécificité de la structure hiérarchique de l’armée en constatant que « ce qui, en milieu civil, pourrait passer pour un échange inoffensif d’idées que le destinataire est libre d’accepter ou de rejeter peut, dans le cadre de la vie militaire, être perçu comme une forme de harcèlement ou comme l’exercice de pressions de mauvais aloi par un abus de pouvoir ». À ce titre, la CEDH a validé la condamnation des officiers pour prosélytisme en vertu de la loi grecque.

Cette décision est éclairante en ce qu’elle établit que le prosélytisme est nécessairement suspect lorsqu’il s’inscrit dans des relations d’autorité. Toutefois, le prosélytisme « de mauvais aloi » ne se rencontre pas uniquement dans ces hypothèses, y compris dans le contexte professionnel, puisque des pressions prosélytiques peuvent être exercées en dehors de tout rapport hiérarchique. La principale difficulté d’une prise en compte juridique de ce phénomène est donc de pouvoir identifier les comportements qui relèvent de l’abus de droit avec précision et exhaustivité, tout en ne portant pas atteinte aux libertés fondamentales. Un casse-tête qui pourrait être résolu par le recours à la notion de harcèlement sur la base de la conviction religieuse ou philosophique : en effet, par des pressions, des promesses d’avantages ou de l’abus de faiblesse par exemple, il est possible de considérer que le prosélyteur harcèle le prosélyté, portant par là atteinte aux convictions de ce dernier, mais aussi à sa dignité et à son autonomie.

Le prosélytisme comme harcèlement

Dans le cadre des relations de travail, comme dans les autres aspects de la vie en société, le harcèlement est interdit et peut faire l’objet de sanctions. Pourtant, sa définition juridique n’est pas identique dans toutes les hypothèses où il peut se rencontrer ; par exemple, la définition du harcèlement au sens du Code pénal n’est pas la même que celle prévue par la législation sociale. De cette situation naît une forme d’incohérence, tout particulièrement en ce qui concerne la protection des droits humains et l’interdiction des discriminations dans un contexte professionnel.

La loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination définit le harcèlement comme un « comportement indésirable qui est lié à l’un des critères protégés, et qui a pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Le harcèlement y est assimilé à une discrimination et donc interdit, mais cette législation ne s’applique pas aux relations de travail, qui restent encadrées par la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs. Or la définition du harcèlement dans cette loi « bien-être au travail » est moins protectrice que celle établie par la législation anti-discrimination, puisque la première prévoit des conditions en termes de nombre (un ensemble abusif de plusieurs conduites) et de temps (qui se produisent pendant un certain temps), ce qui n’est pas le cas de la seconde. En outre, la loi sur le bien-être au travail dispose que le harcèlement peut être lié à un critère protégé, mais ce n’est pas obligatoire. Pour rappel, la conviction religieuse ou philosophique (mais aussi politique) forme bien un critère protégé. Dès lors, il serait possible d’envisager le prosélytisme comme une forme de harcèlement discriminatoire, dans la mesure où il constituerait un comportement indésirable lié à la conviction religieuse ou philosophique.

Un comportement indésirable

Cette solution, inspirée du droit existant, a également l’avantage de répondre aux critères nécessaires en matière de restriction d’un droit fondamental. En effet, la limitation du « droit au prosélytisme » serait prévue par la loi et poursuivrait un objectif légitime, à savoir la protection des droits et libertés d’autrui. L’interdiction de ce prosélytisme abusif permettrait bien de parvenir à cet objectif, ce qui en fait une mesure appropriée et nécessaire. Enfin, étant entendu que seuls les comportements indésirables seraient proscrits (et non les « échanges inoffensifs d’idées » par exemple), une mise en balance entre les droits du prosélyteur et ceux du prosélyté serait effectuée, ce qui garantirait la proportionnalité de la mesure.

De plus, en légiférant en ce sens, le prosélytisme « intra-convictionnel » pourrait être envisagé, alors que cette notion est absente de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle ne vise que le prosélytisme de « conversion ». Dans cette hypothèse, l’objectif du prosélyteur n’est pas de faire un nouvel adepte en la personne du prosélyté, mais bien de faire adhérer ce dernier à sa propre conception de la conviction qu’ils partagent. Une telle démarche pourrait se manifester dans le cadre de dérives sectaires par exemple.

Au surplus, cette mise en conformité de la définition du harcèlement telle que reprise dans la loi « bien-être au travail » avec celle prévue par la loi du 10 mai 2007 est d’ailleurs recommandée par la Commission d’évaluation des lois fédérales tendant à lutter contre la discrimination. Loin de viser la seule prise en compte des faits de prosélytisme qui ont lieu dans le cadre des relations professionnelles, cette modification législative permettrait de protéger de manière plus efficace la totalité des travailleurs confrontés à des situations de harcèlement au travail, puisque cela pourrait être constaté dès le premier fait plutôt que de devoir démontrer un ensemble de comportements abusifs s’inscrivant dans un temps plus ou moins long.

Considérer le prosélytisme comme une forme de harcèlement discriminatoire contribue ainsi à une meilleure protection de la liberté de conscience, de religion et de conviction sur le lieu de travail et dans les relations professionnelles, mais aussi du bien-être de manière générale, tout en assurant que seul l’abus de ce droit pourra faire l’objet de restrictions, voire de sanctions. Construire un projet de société fondé sur le pluralisme et l’ouverture peut donc passer par une limitation de certaines libertés afin de faire respecter les droits de chaque personne dans une perspective d’égalité : ne pas protéger suffisamment les personnes faisant l’objet de prosélytisme « de mauvais aloi », c’est faire primer les droits des prosélyteurs sur ceux de leurs victimes.

  1. L’arrêt Kokkinakis c. Grèce, rendu en 1993, citait expressément un rapport élaboré en 1956 dans le cadre du Conseil œcuménique des Églises à l’appui de cette distinction.

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