Rendez-vous avec
Raphaël Glucksmann
« Ne sous-estimez pas votre pouvoir,
exercez-le ! »
Propos recueillis par Catherine Haxhe · Journaliste
Avec la rédaction
Mise en ligne le 15 novembre 2021
L’essayiste et eurodéputé français Raphaël Glucksmann combat le cynisme et le fatalisme à l’œuvre dans notre monde en crise. Et surtout, il croit dur comme fer en la jeunesse et en sa capacité de renverser le cours des choses. Car elle a ce qui manque cruellement aux dirigeants : la spontanéité.
Photo © Martin Bertrand/Shutterstock
Après avoir vu les jeunes en action (lors de la campagne d’interpellation sur les réseaux sociaux des 83 marques internationales accusées de bénéficier du travail forcé des Ouïghours en Chine, NDRL), vous tordez le cou à tous les adultes qui leur appliquent la double contrainte entre « tout est de votre faute » et « vous n’y pouvez rien ». C’est ce qui vous a donné envie d’écrire cette lettre à la jeune génération ?
Je n’en peux plus d’entendre le discours des fatalistes : « On ne peut rien changer, de toute façon, la jeunesse est apathique, individualiste, elle ne s’investit plus en politique, elle ne veut plus rien faire de sa vie dans le domaine public, elle est rivée sur ses écrans, complètement narcissique, à prendre des selfies toute la journée. » Ce n’est pas du tout l’expérience que j’en ai ! Je la vois combative, cette jeunesse : des centaines de milliers de jeunes prennent à bras-le-corps une cause dont personne ne souhaitait parler et l’imposent dans le débat public. Je pense par exemple à la déportation des Ouïghours dans les camps de concentration en Chine, mais aussi à la question climatique. Ce que je constate partout où je vais, c’est la mobilisation d’une génération, les jeunes de 20 à 30 ans, qui est née dans un monde tragique, en perspective d’effondrement. Une génération qui est beaucoup plus investie, plus puissante politiquement que ma génération. Quand j’avais 20 ans, on me disait : « Tu as le choix entre Juppé et Jospin. » C’était loin d’être une question de vie ou de mort. Aujourd’hui, les choix qui s’imposent portent sur l’effondrement climatique ou la sauvegarde du monde, la plongée dans un modèle autoritaire ou la sauvegarde de la démocratie. Ces questions qui sont profondément tragiques. Et je suis convaincu que les jeunes vont faire irruption dans le débat public ; ils ont l’énergie nécessaire, la volonté et aussi la naïveté qui manquent à nos dirigeants revenus de tout sans avoir été nulle part.
Vous dédiez ce livre aux jeunes pour les remercier. Et pour leur donner la direction à prendre ?
Je ne suis pas du tout dans l’injonction, du genre à proclamer : « Voilà ce que vous devez faire. » Je leur propose des choses, mais surtout, je leur dis merci. Parce qu’en fait, je ne pourrais pas vivre dans une société où la question des droits humains est balancée par-dessus bord. Les jeunes, par leurs actions, m’ont prouvé que les enfants de 1789 existent toujours, qu’ils sont des centaines de milliers à être capables de se mobiliser pour des gens déportés à des milliers de kilomètres de chez eux. Je les remercie d’avoir eu cette flamme que nos dirigeants ont perdue. Je vis quotidiennement ce décalage, entre mes rencontres avec les commissaires européens qui pensent que l’on ne peut rien changer dans ce contexte d’Europe en déclin et les actions concrètes qu’on mène avec les jeunes.
Député européen depuis 2019, Raphaël Glucksmann est aussi impliqué dans des commissions spéciales portant sur la défense des droits fondamentaux. Son dernier cheval de bataille : la défense de la minorité persécutée ouïghoure.
Raphaël Glucksmann, Lettre à la génération qui va tout changer, Paris, Allary, 2021, 192 pages.
Le peuple français est connu pour être un peuple d’épopées. Vous estimez qu’aujourd’hui, il n’y a plus de récit, ni français ni européen ?
La France a souvent fait office d’avant-garde de l’humanité, avec un côté ridicule et un côté très noble à la fois. Elle avait un destin épique à réaliser, et ce n’est plus le cas de nos jours. La déprime française fait d’autant plus mal que la déprime européenne car le peuple français était encore plus imbu de son récit que les autres. Qu’est-ce qui fait sens aujourd’hui ? On ne sait plus, on ne sait même plus pourquoi on est là. Je pense qu’il faut tirer les leçons des fiascos et des crimes de la destinée européenne, mais qu’on ne peut pas vivre sans destin et sans sens. Si tout allait bien, on pourrait cheminer dans la médiocrité en se disant que ce qui compte, c’est le bonheur individuel et le développement personnel. La vérité – et les jeunes le savent plus encore que les autres –, c’est que l’on vit dans un monde qui ne peut pas permettre cela, car la perspective, c’est l’effondrement climatique et le triomphe de la barbarie. On est obligé de raconter à nouveau une épopée, de s’investir, de se dépasser dans quelque chose qui est plus grand que nous. Il est là, le récit épique : c’est la transition écologique de nos sociétés, elle ne doit pas être réduite à la lutte contre la pollution. C’est une grande aventure cosmopolite, c’est la dernière grande aventure réellement universelle. Voilà qui peut redonner du sens à notre appartenance à la cité. Ce sens commun, on peut l’écrire ensemble, et je suis persuadé que c’est cette génération qui va l’écrire.
Vous dites à la jeune génération : « Vous êtes nés en pleine panne d’électricité, alors l’obscurité ne vous fait pas peur. Allez-y, foncez, tracez la route. L’effondrement des partis politiques ne vous touche pas puisque vous n’adhériez à aucun d’eux, donc tout est possible en quelque sorte. » Vous leur offrez un programme pour stimuler leur engagement politique ?
Il y a un programme, pas au sens de programme électoral, mon idée est de développer de grands axes de transformation. J’essaye d’esquisser un changement de paradigme. Une question centrale, à mon avis, est celle de la production. L’Europe est devenue un continent de consommateurs. En France et en Belgique, c’est hyper-clair. Pendant la pandémie, on s’est rendu compte qu’on n’était plus capable de produire des masques, des blouses, des antidouleurs, qu’on s’est installé dans un rapport au monde qui était un rapport de consommation pure.
Vous proposez aux jeunes de reconstruire la cité souveraine, démocratique, républicaine et écologique. C’est cet humanisme écologique qui fera notre monde de demain ?
Je suis un vrai républicain et je m’interroge sur la manière dont la république s’est vidée de son sens. Elle est devenue une coquille, car bien peu de personnes sont encore capables de la définir. Dans l’idée républicaine, il y avait celle d’espace public, de dépassement de ce que l’on est, d’action en tant que citoyen et pas simplement en tant qu’individu qui est pris dans son environnement culturel, religieux ou social immédiat. C’est là que se situe la perte de sens, dans l’absence d’espace public et de grandes transformations à mener ensemble. Comme déjà évoqué, je suis convaincu que ce qui va redonner du sens à la république, aux espaces communs qui nous dépassent, c’est la transformation écologique. Pour qu’une république existe, il faut qu’il y ait une perspective tragique, il faut qu’il y ait un risque qui nous oblige à sortir de nous-mêmes pour pouvoir lui répondre ensemble, mais il faut qu’il y ait un récit. Retrouver l’agriculture dans les pourtours des villes, manger des aliments que l’on connaît, produits près de chez nous sans produits chimiques, cela a quelque chose de réjouissant. Si l’on arrive à faire cela à l’échelle d’une nation entière, à opter pour ce savant mélange de tragédie et de satisfaction, je crois que l’on parviendra à redonner du sens à l’idée de république.
On s’est rendu compte que l’écologie, l’humanisme et la santé étaient circulaires. Cette pandémie nous a appris qu’effectivement, tout est lié.
Bien sûr ! Et ce que je trouve très enthousiasmant, avec ce qui nous attend dans le futur, c’est que l’on va revenir aux sources de l’humanisme, et qu’il va également être redéfini. L’humanisme européen a incarné la solitude extraordinaire de l’homme qui remplace Dieu. L’homme, face à la création, s’est senti maître et possesseur de l’ensemble du monde et de la nature. Il a entretenu un rapport illimité au monde. Il est grand temps de redéfinir l’humanisme, de le faire renouer avec la solidarité humaine, en intégrant les limites et un rapport au monde vivant qu’on habite. On a l’impression que les principes sur lesquels repose notre civilisation sont branlants, dangereux et en danger. Cela semble à la fois effrayant et extraordinaire. La jeune génération a en main le stylo pour écrire un nouveau rapport au monde, un nouvel humanisme, et c’est pour cette raison qu’il faut dépasser la petitesse du débat politique traditionnel et se dire que l’on a devant nous une grande aventure collective.
Lette à la génération qui va tout changer : entretien avec Raphaël Glucksmann
Libres, ensemble · 3 octobre 2021
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