La tartine
L’ouverture utopique
d’un recommencement
Pierre Hemptinne · Administrateur de Culture & Démocratie
Mise en ligne le 26 mai 2025
Faut-il accepter les règles de la guerre culturelle néofasciste ? Elle attise les peurs, les fragilités. Si l’on déplaçait le terrain des enjeux en soignant blessures et haines ? Ouvrir un autre champ des possibles, une utopie qui rebattrait les cartes du désir et du sensible, avec les savoirs et savoir-faire développés, préservés au sein de l’associatif et de l’éducation populaire ? Un vrai recommencement politique.
Illustrations : Jérôme Considérant
Selon le philosophe Bernard Aspe, « le capital veut avoir le monopole de l’instauration du temps commun. Les monades peuvent faire ce qu’elles veulent de leur temps propre, elles peuvent même construire des œuvres et des collectifs politiques ; l’important est qu’elles ne mettent pas en œuvre un temps commun susceptible de contester le temps global. Or, en un sens, tout l’enjeu est là, tout le “contenu” de la politique aussi »1.
Changer de terrain de jeu
L’Histoire étudiera ce tournant des années 2020 : l’impuissance politique face au changement climatique, l’obstination à cadenasser un régime économique destructeur générant une épidémie de mal-être, l’angoisse du bouleversement qui vient, l’anxiété du « on ne fait rien », la peur de l’injustice climatique. Sur ce terrain de l’instabilité, les réactionnaires et néofascistes prolifèrent, attisant la séduction qu’ont toujours exercé, en périodes troubles, les figures de la « totalité » du « un » dominant, ayant réponse à tout, rejetant le dissemblable et l’altérité. Ce totalitarisme est le fantasme des militant.e.s réactionnaires et de leurs actes de guerre produisant sans relâche « les réductions à la mêmeté qu’un point de vue surplombant – colonialiste, notamment – voudrait imposer à ses objets de savoir », constate le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman2.
Les offensives contre les politiques culturelles d’émancipation suscitent des réactions politiques assez faibles. Dans ce secteur, les ripostes sont dispersées, démunies, rhétoriques, fragilisées par une stratégie de longue date qui lie les dépenses culturelles aux retours sur investissement, soit une allégeance au système économique capitaliste. Selon le politologue Vincent Guillon, « on justifie le financement au regard de vertus externes et non plus pour la valeur intrinsèque que la culture génère, pour ce qu’elle crée en propre »3. Ce que cela crée en propre, c’est la quête des communs. « La culture », c’est aussi le trumpisme, la persécution des exilé.e.s, le climatoscepticisme, les faits alternatifs… Si l’humain est une espèce culturelle, c’est un avatar de cette spécificité qui inspire l’actuelle croisade fasciste.
La culture est, entre autres, un lot de technologies symboliques qui captent et modélisent les subjectivités, et à ce titre, est activée par le marketing afin d’accumuler des datas, inventer des algorithmes, marchandiser l’intime, moissonner des voix pour des politiques qui démantèlent l’État démocratique, enrichir une minorité.
Une autre scène
Contre cela, l’utopie des communs propose un autre usage des modes de subjectivation, un autre cheminement de lutte. « Au lieu de s’opposer frontalement au cours des choses, il s’agit de constituer une autre scène, qui ne se définit pas par son opposition, mais par une logique spécifique, hétérogène à celle qui anime l’ordre existant », explique Bernard Aspe. Ce serait suppléer à la panne d’imagination du politique incapable d’engager un nouveau commencement, considérant que cette panne a ouvert un boulevard aux néofascismes et à leurs imaginaires mortifères. Les moyens du secteur culturel pour lutter contre les obscurantismes d’aujourd’hui sont dérisoires ; en matière de budgets, d’équipes ou de techniques de diffusion des idées dans le corps social. Il est temps de voir les choses en grand, de se donner un cap de renversement : l’utopie met au travail les imaginaires, crée des traits d’union entre eux, constitue une solidarité désirante, à la manière d’un cerveau collectif fabriquant les synapses stimulant une puissance indispensable à son devenir.
Les communs de la culture sont incompatibles avec le régime capitaliste. Ils relèvent d’une temporalité opératoire, sociétale, d’une autre nature. Là où le capitalisme utilise le culturel pour l’extractivisme du sensible, les communs tissent une communauté d’affects et de savoirs donnant la priorité au futur de l’humain (pas de telle ou telle nation ou de telle ou telle classe…) au sein du vivant. C’est imaginer, ensemble, comment sortir d’un travail capitaliste « destructeur pour les conditions mêmes de la vie » et faire rayonner une « toute autre logique qui partirait du sauvetage du monde vivant comme œuvre commune, et des expérimentations égalitaires qui seules peuvent la soutenir », explique encore l’auteur de La division politique.
C’est un savoir distillé par une longue et plurielle expérience de la médiation culturelle : le cadre de la fabrique des communs est celui de la démocratie directe. Les deux sont inséparables. Et ne sont pas à cantonner dans des enclaves de résistance, mais à projeter à l’échelle du gouvernement du monde. Une multitude d’organismes hybrides sont à inventer pour ancrer les graines des communs, partout. Par exemple, le Mouvement pour des savoirs engagés et reliés, qui fait travailler ensemble militant.e.s associatif.ve.s, chercheuses et chercheurs, pour une transition écologique et solidaire.
Politique et vérité : la guerre des récits
Cette captation du débat public par les réseaux sociaux a également pour conséquence d’enfermer les individus dans des bulles algorithmiques privilégiant des idées qui confortent leurs opinions préalables. Il s’agit là aussi d’une menace de taille pour la démocratie qui requiert la libre circulation des croyances, opinions et de leur pluralisme. Autrement dit, la démocratie nécessite qu’une opinion et son contraire puissent être tenus pour vrais en même temps4. Sauf que les dynamiques d’enfermement des individus dans leurs convictions personnelles les poussent à considérer celles-ci comme des vérités absolues. Plutôt que d’accepter la contradiction en tant que moteur de dialogues, les internautes cherchent alors à imposer « leur vérité » et à critiquer virulemment toute opposition, quitte à la boycotter.
Cette tendance sert également la soupe à des dirigeants antidémocratiques qui exploitent ces espaces de discussion en ligne aux règles biaisées pour manipuler le débat et introduire de la confusion entre ce qui relève du fait et ce qui relève de l’opinion. Ceci leur permet ensuite d’asseoir une stratégie de mensonge en politique qui, comme l’a théorisé Hannah Arendt, consiste à « di(re) ce qui n’est pas (pour) que les choses soient différentes de ce qu’elles sont »5.
Si l’on doit bien admettre que tous les politiciens usent régulièrement de cette pratique discursive pour « changer le monde », la particularité stratégique des antidémocratiques consiste à imposer une vision unilatérale du monde qui fait fi des pratiques de délibération pourtant essentielles en démocratie. Pour ce faire, ils inondent les espaces de débats médiatiques de propos polémiques et de positions mensongères, au service de leurs intérêts et pour imposer leur point de vue, même s’il est en complète contradiction avec la réalité des faits.
La prolifération de ces mensonges en politique menace directement la démocratie en la faisant sombrer petit à petit vers un autoritarisme, voire un totalitarisme. En effet, toujours en citant Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. »6

En avant la ZIC !
Pour avancer significativement, il sera nécessaire d’implanter dans chaque commune une ZIC, à savoir une zone d’incubation des communs. S’y rencontreront habitant.e.s, médiateur.rice.s culturel.le.s, artistes, universitaires, et de façon centrale : dans les mairies, prenant peu à peu l’ascendant sur les collèges. Mettons nos imaginaires en marche. Il ne s’agit pas de venir en disant ce qu’est la culture, ce qu’elle doit être, ce que signifie « émancipation », ce que doit être le futur de nos modes d’existence. Nous avons tou.te.s, en tant qu’appartenant à l’espèce humaine, des compétences culturelles, que nous exerçons diversement au quotidien, et nous allons croiser ces compétences collectivement pour définir, par controverses, processus éducatifs mutuels et mises en commun des savoirs, le futur de la société : modèle économique, standard de vivre, sens du travail…
Il serait judicieux de s’engager ensemble dans l’archéologie des compétences culturelles humaines. Si l’humain a, très lentement, à tâtons, créé une différence entre lui et les autres primates, c’est par l’innovation culturelle, l’acquisition de savoirs et de techniques, leur accumulation et leur transmission, via une réflexivité collégiale approximative et, plus par intuition que par calcul, pour les intérêts de l’espèce. Comment protéger les bébés, assurer le développement de la nouvelle génération, comment mieux se nourrir, mieux se défendre, mieux s’abriter… Si le contexte, depuis les débuts de l’humanité, a considérablement changé, les questions, face à la catastrophe écologique, sont redevenues les mêmes ! Il y a dans l’histoire de l’humain – à condition de ne pas la lire au prisme de « l’homme est un loup pour l’homme » – d’innombrables ressources pour accomplir le sauvetage de la planète et de toutes les espèces qui (en) vivent. Relire l’Histoire ensemble, réinterpréter, voilà probablement le premier objectif des ZIC, qui partout, localement et globalement, incarneront l’utopie de la démocratie directe. Relire, c’est rendre possible le recommencement, fabriquer des interprétations qui inspirent de nouveaux actes et croyances et, « faire de la politique, n’est-ce pas, en effet, savoir recommencer ? »4 Coupons l’herbe sous le pied des guerriers qui interdisent toute relecture de l’Histoire et bloquent les velléités de recommencements.
Un monde à (re)commencer
Les communs de la culture, ce n’est pas juste un registre d’œuvres de l’esprit qui éclaireraient les individus. C’est en amont : se réapproprier ce que fait la culture, en tant que dynamique originelle de transindividuation, à l’échelle de la préservation d’une espèce.
Cela implique, selon l’historien Chakrabarty, de prendre en compte, dans les affaires humaines, une temporalité extrahumaine, géologique (il importe de modifier la façon dont l’activité humaine pèse sur la biodiversité et sur la planète).
Dans ce même cadre, les recherches telles celles de Kevin Laland, qui décryptent la place de la culture dans la sélection naturelle et l’évolution des espèces, ou les propositions de Bernard Lahire pour penser une science sociale du vivant et des interdépendances entre toutes les espèces, sont, à titre d’exemple, ce par quoi esquisser une communauté culturelle planétaire, capable d’actionner les leviers culturels d’une économie de sauvetage. Cela par conférences, dialogues, débats, controverses, arpentages, ateliers d’expériences esthétiques… Selon une mobilisation générale, transversale – un temps d’arrêt, mais constructif, tel celui qui fut imposé face à la pandémie de Covid-19. Cette mobilisation signifiant une « mise au travail » de toutes et tous, valant rétribution, les communs de la culture redéfinissant la priorité des valeurs à produire ensemble.

Libérer l’imagination collective
La tâche la plus importante, ensuite, est de relier les imaginaires individuels en un « être ensemble » le plus large possible (au-delà des identités nationales), qui serait le moteur de la réinvention du monde. S’agissant de libérer l’imagination, nous sommes loin d’être démuni.e.s. Philosophie, psychologie et sociologie documentent comment un soi créatif est « un soi qui a trouvé comment intégrer en lui autre chose que ce qui semblait faire jusque-là son identité », selon Bernard Aspe. Les communs tireront parti de toutes les subjectivités, du temps qu’elles passeront pour agencer leurs différences. « L’imagination en tant que processus désirant », pour reprendre les propos de Georges Didi-Huberman, concrétisera un champ des possibles contre la tentation totalitaire qui « refuse la pluralité des points de vue, déteste les expérimentations, dévaste les formes nouvelles, compacifie le monde sensible et, depuis son fantasme de solidité, se croit une et unique pour l’éternité »5, privant l’humain de ses ressources créatrices face à la catastrophe.
Le financement public d’associations culturelles ne signifie pas soutenir les vilains gauchistes jocistes, mais investir dans le sauvetage de l’humanité. Au vu des enjeux, l’investissement dans la fabrique de communs des savoirs et de la culture doit être massif, prendre le pas sur toutes les autres productions de valeur.
- Bernard Aspe, La division politique, Marseille, Nous, 2024, 128 p.
- Georges Didi-Huberman, Gestes critiques, Paris, Klincksieck, 2024, p. 321.
- Ève Beauvallet, « Coupes budgétaires dans les Pays de la Loire : “C’est un désaveu généralisé de l’idée même d’un soutien culturel” », mis en ligne sur liberation.fr, 24 novembre 2024.
- Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 88.
- Loc. cit., pp. 276 et 312.
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