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La Maison-Blanche
à l’assaut de la démocratie libérale
et du bien commun

Arnaud Zacharie · Secrétaire général du CNCD-11.11.11

Mise en ligne le 26 mai 2025

En 2006, le milliardaire américain Warren Buffett avait annoncé, dans une formule devenue célèbre, qu’une lutte des classes avait été déclarée par les riches et qu’ils étaient en train de la gagner1. Près de vingt ans plus tard, cette victoire semble écrasante – comme l’illustre la décision d’Elon Musk, homme le plus fortuné du monde, de démanteler les programmes de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) destinés aux plus pauvres de la planète.

Illustrations : Jérôme Considérant

Depuis la formule de Buffett, l’économie mondiale a subi deux chocs majeurs – la crise financière de 2008 et la pandémie de Covid-19 – qui ont creusé les inégalités et contraint les États à se muer en pompiers pour maintenir l’économie à flot au prix d’un endettement croissant. Bien que ces crises aient démontré le rôle crucial des politiques publiques pour amortir les chocs dans un monde de plus en plus inégalitaire et instable, c’est le discours national-populiste – prônant le repli identitaire, le démantèlement de l’État social et la mise au pas des contre-pouvoirs démocratiques – qui en a tiré profit.

L’alliance techno-nationaliste

Lorsqu’il s’interrogeait sur les conséquences des ruptures provoquées par la pandémie de Covid-19, l’économiste français Robert Boyer imaginait trois bifurcations potentielles2. Il émettait comme première hypothèse l’émergence d’un capitalisme « anthropogénétique » centré sur la santé, l’éducation et la culture en réponse à la demande de solidarité des citoyens et aux exigences de la transition écologique, mais il craignait que cette utopie soit balayée par deux grandes tendances traversant les sociétés contemporaines : la numérisation et le nationalisme. Sa deuxième hypothèse était ainsi « un renforcement sans précédent de la concentration du pouvoir économique dans un capitalisme transnational de plateformes qui promeut et permet une société de surveillance »3, alors que les géants du numérique, qui disposaient des algorithmes et des capacités logistiques pour les livraisons à domicile, la communication à distance et le traçage en temps réel, ont profité de l’effet d’aubaine pour conquérir de nouvelles parts de marché durant le confinement. L’autre hypothèse peu réjouissante que Boyer émettait était l’expansion de la réaction nationaliste.

Mais alors que le repli nationaliste était pressenti comme une réaction à l’offensive des géants du numérique ayant pour effet de creuser les inégalités et de polariser les sociétés, c’est à une alliance entre les deux tendances à laquelle nous assistons. Lors de l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier 2025 à Washington, les milliardaires de la Silicon Valley se sont rangés comme un seul homme derrière le président Trump, qui avait par ailleurs pris soin d’inviter les principaux représentants des partis nationalistes et d’extrême droite en Europe et ailleurs dans le monde. Depuis lors, l’administration Trump s’attaque frontalement à l’État de droit, aux dépenses sociales, à la lutte contre le dérèglement climatique et aux droits des minorités. Ce faisant, elle sape méticuleusement les fondements de la démocratie libérale.

extrême droite nazisme europe

La démocratie libérale repose sur quatre institutions : des élections libres et transparentes, l’État de droit, la participation des contre-pouvoirs citoyens et l’universalité des droits humains. Elle vise à garantir à l’ensemble des citoyennes et citoyens l’égalité devant la loi, sans égard pour le sexe, la couleur de peau, la religion, la classe sociale ni l’orientation sexuelle. Phénomène minoritaire dans le monde, la démocratie libérale s’est développée pendant deux siècles à coups de vagues4, mais aussi de reflux. Elle est d’abord née avec la révolution industrielle et l’État-nation au XIXe siècle, après les révolutions et les guerres napoléoniennes, avant d’être balayée par la « grande transformation »5 durant l’entre-deux-guerres. Elle s’est ensuite reconstruite et étendue dans le cadre de l’État providence au cours des Trente Glorieuses d’après-guerre, puis a continué son expansion à la fin de la guerre froide, avant de connaître un nouveau reflux6.

En refusant de reconnaître sa défaite aux élections de 2020 et en laissant ses supporteurs prendre d’assaut le Capitole, Donald Trump avait démontré son peu de respect pour le résultat des élections lorsqu’il ne lui était pas favorable. Une fois réélu, il a gracié plus de 1 400 émeutiers du Capitole du 6 janvier 2021 et s’est attaqué aux trois autres piliers de la démocratie libérale : l’État de droit, les contre-pouvoirs démocratiques et la protection des droits des minorités. Par le biais de dizaines de décrets présidentiels, l’administration Trump a entamé un combat politique visant à transformer l’équilibre des pouvoirs à son profit.

Une purge partisane de l’État fédéral et un démantèlement des services d’intérêt général ont été opérés en multipliant les atteintes à la loi, sous la houlette du nouveau département de l’Efficacité gouvernementale (DOGE) dirigé par Elon Musk, qui prétend « rendre le pouvoir au peuple » en défendant la « démocratie » contre la « bureaucratie »7. Les dépenses fédérales ont été gelées, les milliers d’agents du FBI impliqués dans les investigations visant Donald Trump ont été ciblés, l’agence de développement USAID a été fermée, tout comme le Bureau de protection financière des consommateurs ou les programmes DEI (diversité, équité, inclusion). Un bras de fer oppose les juges, qui tentent de faire respecter la loi, et l’administration Trump, qui ne cache pas son peu d’attachement à l’État de droit. Le vice-président J. D. Vance a ainsi affirmé le 9 février 2025 sur X que « les juges ne sont pas autorisés à contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif ».

La justice contournée

De fait, les manquements quotidiens à l’État de droit s’enchaînent à un tel rythme que les États-Unis semblent se diriger vers une crise constitutionnelle. Que ce soit l’abrogation du droit du sol, le gel des dépenses fédérales, l’accès aux données du Trésor, le gel des crédits pour la santé ou l’effacement des données dans des ministères, de nombreuses décisions ont été invalidées par les tribunaux, mais l’administration Trump a systématiquement fait appel pour continuer d’appliquer son projet politique. Son objectif consiste à remonter jusqu’à la Cour suprême, dominée par six juges conservateurs, dont trois nommés par Donald Trump. Le 5 mars 2025, celle-ci a rendu un premier jugement ayant donné raison au juge fédéral qui avait suspendu la décision de geler les dépenses fédérales déjà approuvées par le Congrès, mais par une courte majorité de cinq juges contre quatre.

Outre les juges, les autres contre-pouvoirs démocratiques sont attaqués de front. Les journalistes et les médias estimés trop critiques sont accusés d’être des « fake news media » et sont poursuivis en justice ou interdits d’accès à la Maison-Blanche au profit des influenceurs pro-Trump8. Les associations qui luttent contre les discriminations et les organisations sociales sont accusées de « wokisme » ou de « néo-marxisme » et sont privées de financements, tout comme les scientifiques d’instituts comme les National Institutes of Health ou la National Science Foundation dont les recherches portent sur la santé et l’environnement. Des projets de recherche ont été interrompus, des scientifiques ont été licenciés et des purges ont été opérées pour effacer des données des sites Web des administrations fédérales ; autant de mesures qui s’apparentent à « une attaque généralisée contre la science »9 ayant des répercussions non seulement aux États-Unis, mais plus largement dans le monde, car « une attaque contre la science où que ce soit est une attaque contre la science partout »10. Or, comme le souligne Stéphane Foucart dans une chronique au Monde, « faire disparaître la réalité pour ne plus laisser les faits porter préjudice à la volonté du chef : c’est exactement ce qu’on attend d’une politique fasciste »11.

Quant aux minorités, considérées comme des ennemies du peuple qui empêchent la masculinité blanche d’imposer ses vues, elles sont privées de leurs droits, que ce soit le droit du sol, le droit d’asile, les droits des LGBTQI+ ou le droit des femmes à avorter. Les coupes budgétaires ont en outre des conséquences dramatiques sur les services sociaux destinés aux plus pauvres.

trump justice contre-pouvoir

Relégitimer la démocratie libérale

La démocratie libérale n’est pas seulement combattue aux États-Unis, mais ailleurs dans le monde, non seulement parce que la fermeture de l’USAID a des répercussions directes dans plus de cent pays en développement, mais aussi parce que la diplomatie américaine est désormais au service des régimes illibéraux. Les forces politiques nationalistes et conservatrices convergent pour promouvoir le démantèlement de l’État social et des réglementations environnementales, la lutte contre l’immigration et la liberté d’expression sans entrave, afin de pérenniser la désinformation et la diffusion de propos haineux sur les réseaux sociaux dont elles tirent profit. Lors de la conférence de Munich sur la sécurité, le vice-président des États-Unis a fustigé l’Europe en l’accusant de brimer la liberté d’expression, de ne pas maîtriser l’immigration et de ne pas respecter le choix des électeurs – critiquant ainsi le cordon sanitaire contre l’extrême droite ou l’annulation de l’élection présidentielle en Roumanie dont les résultats ont été manipulés par les réseaux sociaux en faveur du candidat d’extrême droite.

En définitive, l’attaque de la Maison-Blanche contre la démocratie libérale et les institutions publiques qui assurent le bien commun est frontale. L’ampleur des dégâts dépendra de la capacité de l’État de droit et des contre-pouvoirs démocratiques à résister à l’offensive – aux États-Unis, mais aussi en Europe et ailleurs dans le monde. La riposte ne peut toutefois pas faire l’impasse d’un examen de conscience des partis démocratiques qui n’ont pas été en mesure de répondre au ressentiment croissant des classes moyennes et populaires aujourd’hui séduites par l’agenda national-populiste. Il ne suffit pas non plus d’invoquer la supériorité intrinsèque des valeurs démocratiques, car la démocratie libérale tire moins sa légitimité de la noblesse de ses valeurs que de sa capacité à garantir une vie digne à la population. Le défi consiste à se donner les moyens démocratiques d’appliquer un projet progressiste et internationaliste bénéficiant à l’ensemble de la population.

  1. Ben Stein, « In Class Warfare, Guess Which Class Is Winning », dans The New York Times, 26 novembre 2006.
  2. Robert Boyer, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, Paris, La Découverte, 2020, 200 p.
  3. Ibid., p. 172.
  4. Samuel P. Huntington, The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma Press, 1993.
  5. Karl Polanyi, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, (1983), Paris, Gallimard, 2009, 476 p.
  6. Arnaud Zacharie, Mondialisation et national-populisme : la nouvelle grande transformation, Bruxelles, La Muette/Le Bord de l’eau, 2020, 378 p.
  7. Arnaud Leparmentier, « Elon Musk défend sa méthode pour sabrer dans l’État fédéral, son fils sur les épaules et sous les yeux de Donald Trump dans le bureau Ovale », dans Le Monde, 12 février 2025.
  8. Piotr Smolan, « Donald Trump et les médias : une stratégie de la confrontation, entre saturation tonitruante et pressions inédites », dans Le Monde, 21 février 2025.
  9. Florence Débarre et Marius Gilbert, « Les mesures brutales de la nouvelle administration Trump s’apparentent à une attaque généralisée contre la science et la place de l’expertise dans la société », dans Le Monde, 1er mars 2025.
  10. « Trump 2.0: an assault on science anywhere is an assault on science everywhere », dans Nature, 25 février 2025.
  11. Stéphane Foucart, « Donald Trump et Elon Musk plongent la science américaine dans un indescriptible chaos », dans Le Monde, 23 février 2025.

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