Libres, ensemble
Écriture inclusive :
le masculin
n’a jamais été neutre !
Propos recueillis par Louise Canu · Journaliste
Mise en ligne le 17 novembre 2023
Lors de l’inauguration de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts le 30 octobre dernier, Emmanuel Macron a affirmé qu’en français, « le masculin fait le neutre ; on n’a pas besoin d’y rajouter des points au milieu des mots, ou des tirets, ou des choses pour la rendre illisible ». Neutre, le masculin ? Rien n’est moins sûr ! Qu’est-ce que le langage inclusif ? Pourquoi démasculiniser notre langue ? Le français a-t-il toujours été sexiste ? Nous avons demandé à Pascal Gygax, psycholinguiste suisse, spécialisé dans l’étude du langage inclusif, d’éclairer nos lanternes.
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Je vous propose de commencer par une devinette : « Un père et son fils partent en voyage à la campagne. Sur le chemin, ils ont un accident. Le père meurt, mais le fils survit et est amené à l’hôpital. Arrivé à l’hôpital, un chirurgien de garde se présente et dit : “Je ne peux pas opérer, c’est mon fils.” » Comment cela se fait-il ?
Le chirurgien était sa mère… Quand je présente le problème à des jeunes en école, on me répond souvent : « C’est un couple homosexuel ». Ce serait le mari du père. C’est intéressant, car d’un côté, on se dit que les mentalités avancent… Mais de l’autre, la mère est toujours occultée. On a beaucoup de mal à imaginer une femme chirurgien. En fait, la relation entre langage et stéréotype est très puissante. Des études révèlent qu’à 17 mois, les enfants ont déjà des représentations stéréotypées ! Nous, on montre qu’à deux ans, les enfants ont des représentations stéréotypées des métiers auxquels ils et elles n’ont pas été « physiquement » exposés, mais à travers les livres ou les conversations de leurs parents. Entre 12 et 16 ans, ces stéréotypes deviennent encore plus forts, surtout quand il s’agit d’aspiration professionnelle. Les garçons ont tendance à s’imaginer réussir dans n’importe quel métier, alors que les filles s’imaginent qu’elles auront surtout une bonne estime d’elles-mêmes s’il s’agit de métiers stéréotypés, ou catégorisés comme féminins. Elles ont donc plus de mal à se projeter dans des métiers dits prestigieux ou à se considérer comme aussi compétentes que les hommes. Les enfants interprètent très jeunes le masculin comme étant une forme « spécifique » : les filles ne sont pas incluses dedans, elles sont « l’autre ». Cela renforce les stéréotypes de genre, et participe donc à une vision androcentrée de notre société.
Pascal Gygax, Sandrine Zufferey et Ute Gabriel, Le cerveau pense-t-il au masculin ? Cerveau, langage et représentations sexistes, Paris, Le Robert, coll. « Temps de parole », 2021, 176 pages.
À l’adolescence, les représentations stéréotypées des métiers deviennent particulièrement fortes.
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Le langage est-il l’apanage des hommes ?
Ce qu’il faut comprendre, c’est d’abord que la langue française a toujours été manipulée, mais la plus grande manipulation intervient au XVIIe siècle. Le langage a été modifié par un prisme androcentré : les hommes sont devenus la valeur par défaut, au centre de nos préoccupations. Éliane Viennot a travaillé sur cette vague de masculinisation. Jusqu’au XVIIe siècle, des termes comme « autrice », « mairesse », « philosophesse » ou « professeuse » existaient bel et bien dans la langue française. Mais l’Académie française décide de les retirer du dictionnaire, pour signaler explicitement aux femmes que ces activités sont réservées aux hommes. Des termes comme « boulangère », en revanche, n’ont jamais quitté le dictionnaire de l’Académie, car ils sont considérés comme moins nobles. Le genre masculin devient donc le genre « noble ». On le constate dans nos manières de parler. Par exemple, dans l’ordre de mention : personne ne dit « femme et mari », mais bien « mari et femme », ou bien « les hommes et les femmes ». Pensez aux couples que vous connaissez autour de vous, et vous remarquerez qu’on a tendance à nommer la personne qui nous est la plus importante en premier. C’est intéressant, car on voit que beaucoup de pratiques langagières nous poussent à considérer les hommes comme plus importants, et donc au centre de la société, plus actifs, plus prioritaires.
Le masculin ne fait donc pas « le neutre » : il l’emporte sur le féminin, n’est-ce pas ?
La structure grammaticale de notre langue nous pousse effectivement à voir le monde avec un prisme androcentré. Avant le XVIIe siècle, il existait plusieurs accords : l’accord de choix, l’accord de proximité… Les imprimeurs de Molière n’accordaient pas les mots. Puis, les grammairiens ont décidé de garder uniquement l’accord masculin, considéré comme le plus noble. C’est amusant car le langage parlé de notre époque garde encore l’accord de proximité. Si je vous dis : « Certaines régions et départements », vous n’allez pas rétorquer « certains régions et départements ». On voit que cet accord de proximité n’a jamais disparu, alors que les grammairiens ont tenté de le faire disparaître d’une manière très prescriptive. Donc, oui, le masculin l’emporte sur le féminin. Il n’a jamais été « le neutre », quoi qu’on en dise. Le discours de Macron est vraiment étonnant : il ne cesse de dire « Françaises, Français » ou « celles et ceux ». Pourquoi rajouter « Françaises » et « celles », si le masculin fait le neutre ? Cette envie de standardiser la langue française est intéressante, et en même temps, légitime : si vous arrivez à normer la langue, davantage de personnes pourront la parler et se comprendre. Christophe Benzitoun le montre bien dans son ouvrage Qui veut la peau du français ?1 : le français a toujours été un outil politique, sa complexification a permis à une élite de le maîtriser. La critique n’est donc pas sur la normalisation de la langue, mais plutôt sur sa masculinisation.
D’ailleurs, en linguistique, le neutre n’existe pas.
Pour un psychologue, elle est géniale, cette notion de « neutre ». En termes linguistiques, ça veut dire « sans rien ». Mais c’est impossible : le cerveau ne laisse rien vide, il va remplir. Si vous regardez un nuage suffisamment longtemps dans le ciel, vous y verrez une forme, parce que le cerveau n’aime pas l’ambiguïté (on appelle cela la paréidolie). Le neutre peut, par exemple, faire écho à une question de « mixte » : cela veut dire des femmes et des hommes, au pluriel. Mais cela peut être une femme et cinquante hommes, cinquante femmes et un homme, moitié-moitié, cinquante personnes non binaires… Théoriquement, c’est vraiment compliqué pour le cerveau quand il entend ou lit le masculin, parce qu’il doit choisir de quel genre il s’agit parmi ces multiples choix. Et certains choix, comme le neutre, sont tout simplement incompatibles avec la manière dont fonctionne notre cerveau.
En français, le masculin n’a « jamais fait le neutre ». Il l’emporte sur le féminin, participant à une vision androcentrée de notre monde.
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De nombreuses personnes réduisent encore l’écriture inclusive au seul point médian… Même le président français. Que faire ?
Cela fait des années que les linguistes essaient de le dire : l’écriture inclusive ne se résume pas au point médian. Les travaux de la linguiste Julie Abbou montrent que ce sont des religieuses protestantes nord-américaines qui ont inventé l’expression « écriture inclusive » dans les années 1960. Elles proposaient des réécritures de passages de la Bible, en parlant d’« enfant de Dieu », plutôt que de « fils de Dieu », par exemple. Quand Emmanuel Macron dit : « celles et ceux » ou « Français, Françaises », il utilise un langage inclusif. Ce que l’on voit, c’est que l’utilisation de formes d’écriture inclusive comme les doublets (français, françaises) augmente la visibilité des femmes. Il n’existe aucune controverse scientifique là-dessus. Seul le degré de visibilité varie selon les études. Nous avons mené sur ce sujet des expériences avec des ados. Nous étions partis de l’hypothèse que le doublet augmentait la visibilité des femmes dans les métiers dits masculins ou « neutres », et nous avons remarqué que cela réduit également les stéréotypes de genre, chez les garçons comme chez les filles. En fait, il existe beaucoup de formes d’écriture inclusives. Le point médian est utile dans certains cas, notamment si l’on veut réduire le nombre de signes, mais n’est pas forcément nécessaire.
Ces débats autour de la féminisation de la langue, ou en tout cas de sa démasculinisation, ne risquent-ils pas de « binariser » notre système de langage ?
Il ne s’agit pas de « féminiser » notre langage, mais bien de le « démasculiniser ». La langue française est binaire, de base. En fait, on ne sait pas si la reféminisation ou l’utilisation des doublets renforce la binarité de genre. Les données semblent, pour l’instant, montrer que ces doublets renforceraient au contraire une certaine diversité de genre, mais on ne le sait pas encore très bien. Mais cela pose effectivement la question suivante : le français a-t-il les outils nécessaires pour exprimer toutes les subtilités de notre réel, par rapport au genre ? La réponse est non.
Pourquoi sommes-nous si peu enclins à accepter l’évolution de notre langue ? Aux annonces de réformes orthographiques, nous avons les cheveux qui se dressent sur la tête.
Selon la littérature scientifique, c’est difficile pour deux raisons. D’abord, notre culture, nos représentations sociales font qu’il est parfois très compliqué de se représenter le genre autrement que de façon binaire. Nos recherches montrent que plus une personne se situe à droite de l’échiquier politique, plus cette personne est conservatrice, et moins elle se montre ouverte au concept même de la non-binarité. Ensuite, il est compliqué de toucher à la langue. Le français a été figé à partir du XVIIe siècle : la dernière fois qu’une langue a autant été figée, elle en est morte. Seul le latin oral a continué. Pourtant, on sait inventer des mots. Pensez au terme « présentiel » : on ne le connaissait pas avant la Covid.
Et il est désormais inscrit dans nos dictionnaires. D’un autre côté, le mot « autrice » existe depuis le latin, mais les gens semblent éprouver toute la peine du monde à le dire. On accepte l’évolution dans certains domaines, mais pas dans ceux qui sont liés aux droits des femmes et minorités de genre. Il y a un double discours qui persiste. C’est intéressant, car il y a un mélange entre un aspect social – un côté réactionnaire face à la visibilisation des femmes et des minorités de genre –, et l’aspect linguistique — notre grammaire et notre orthographe nous obsèdent, bien qu’on ne sache pas d’où viennent la plupart des règles. Les deux vont de pair.
Vos recherches montrent d’ailleurs que moins les gens savent de quoi on parle quand on évoque l’écriture inclusive, plus ils sont contre. Comment faire, alors ?
Il faut informer. C’est drôle, car tout le monde a un avis sur l’écriture inclusive, bien que les gens ne soient pas forcément documentés. Nous avons écrit Le cerveau pense-t-il au masculin ? pour proposer un socle commun : on peut être pour ou contre, mais nous partageons les mêmes bases et nous pouvons avancer à partir de ça. Eh bien, on a reçu des insultes, des vraies. J’en ai même reçu une dans mon casier ! Un jour, on m’a dit : « Votre livre, c’est vraiment un ramassis de bêtises ! » J’ai demandé : « Dites-moi exactement quel chapitre, pour que l’on puisse peut-être le modifier. » Il m’a répondu : « Mais jamais je n’ouvrirai votre livre ! » C’est drôle, mais ça me fait quand même de la peine. C’est difficile d’avancer.
Les expériences que vous avez menées montrent bien qu’il s’agit avant tout d’une question d’habitude.
Nous avons testé la lecture des formes contractées (le point médian) et avons regardé la vitesse de lecture des phrases, avec ou sans formes contractées. Il n’y a pas de différence de vitesse entre ces formes ou un texte au masculin. Les gens s’y habituent donc rapidement. Par contre, quand on leur demande à la fin de l’expérience, les personnes disent : « Oui, ça nous a gênés ». Ce qui est intéressant, c’est que la mesure objective de la lecture ne montre pas de différence, contrairement à la mesure subjective. Les gens ont donc vraiment de gros a priori par rapport à ces formes. Probablement car elles font l’objet de controverses dans les médias. Nous avons également montré que les personnes qui sont davantage exposées aux formes contractées les trouvent plus esthétiques que les personnes n’y étant pas exposées. Il s’agit juste d’un effet d’habituation.
Les recherches menées par Pascal Gygax et son équipe montrent que plus les gens connaissent les modalités de l’écriture inclusive, plus ils se montrent favorables.
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Certains politiciens (à droite, tout particulièrement) évoquent « une pratique justement contraire à l’inclusion », car l’écriture inclusive impacterait « les personnes en situation de handicap et d’illettrisme, ou atteintes de dyslexie ». À ce sujet, le Réseau d’études handi-féministes dénonçait déjà en 2020 « la récupération du handicap par les personnes qui s’opposent à l’écriture inclusive ». Qu’en pensez-vous ?
Je dois avouer que la première fois que j’ai entendu un argument dans ce sens, je me suis dit : « Enfin, on avance, les politiques commencent vraiment à s’intéresser à ce sujet ! » Nous avons regardé ce que la littérature scientifique disait là-dessus. C’est très simple : rien. Nous allons bientôt publier un article sur la dyslexie. Premièrement, la majorité des formes d’inclusive comme les doublets ou la neutralisation (vous entrez dans une pièce et dites « bonjour tout le monde », au lieu de « bonjour à tous ») ne causera pas de problème. Les formes contractées d’un doublet, le fameux point médian restent relativement minoritaires. Par contre, si on s’intéresse réellement à la dyslexie, alors on doit accepter de vraies réformes orthographiques. Ce qui est vraiment difficile pour une certaine partie de la population dyslexique, ce sont des termes comme « oignon » avec le « i » (même le « g »). Les linguistes atterrés2 proposent à ce sujet des réformes orthographiques et grammaticales très concrètes pour rendre la langue plus simple, tout en préservant sa complexité de fonction. Ce qui aiderait réellement les personnes dyslexiques ou en situation de handicap. En tout cas plus que de lutter contre « étudiant·e ».
Pour conclure : que répondre à mon oncle qui affirme qu’il y a des « combats plus importants à mener » que l’écriture inclusive ?
La prochaine fois que votre oncle dira ça, demandez-lui de lister sur une feuille toutes les choses qu’il fait tous les jours, plus importantes que l’écriture inclusive, pour l’égalité. Je mets ma main au feu que votre papier restera blanc. Généralement, les personnes réticentes au langage inclusif ne disent pas : « Tu travailles sur le langage, viens plutôt travailler avec moi sur l’égalité salariale ». Ce sont plutôt des personnes qui ne font rien, en fait. Qui souhaiteraient que le système reste comme il est, qui préservent le statu quo. Notre système langagier maintient les privilèges d’une bonne partie de la population, et le statu quo permet de rester privilégié. Des travaux montrent que ce sont les personnes qui pensent que l’égalité est déjà acquise qui sont les plus enclines à perpétuer ces inégalités. Les mêmes personnes qui vous disent : « C’est bon, vous avez déjà eu ça, vous avez obtenu l’égalité, que voulez-vous de plus ? ». Vous avez peut-être déjà remarqué que ce sont souvent les mêmes personnes qui disent : « On ne peut plus rien dire ! » C’est intéressant, parce que c’est exactement le contraire ! Enfin, les gens peuvent exprimer leurs divergences. Mais les voix dominantes n’aiment pas ça, car elles n’ont plus le monopole de la parole et de la pensée.
- Christophe Benzitoun, Qui veut la peau du français ?, Paris, Le Robert, 2021, 288 p.
- Collectif de linguistes français « proprement atterrées par l’ampleur de la diffusion d’idées fausses sur la langue française, par l’absence trop courante, dans les programmes scolaires comme dans l’espace médiatique, de référence aux acquis les plus élémentaires de [leur] discipline », NDLR. Cf. Les linguistes atterrés, Le français va très bien, merci !, Paris, Gallimard, 2023, 64 p.
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