Libres, ensemble
Des questions ?
Retournez à l’école… populaire de philosophie
Caroline Dunski · Journaliste
Mise en ligne le 1er novembre 2023
Depuis septembre dernier, le Centre d’Action Laïque de Namur propose de s’emparer des outils philosophiques pour réfléchir aux diverses crises qui traversent notre société. Le but : maîtriser les outils conceptuels nécessaires pour penser et agir en toute liberté et autonomie.
Photo © EF Stock/Shutterstock
Ni cours ex cathedra ni ateliers, les séances de deux heures sont plutôt des « conférences interrompues ». Elles commencent par un apport théorique sérieux et soutenu sur la pensée philosophique, son histoire et ses concepts, suivi de discussions et de réflexions. Mais de quoi parle-t-on à l’école populaire de philosophie ? De thématiques telles que l’utilité de la philosophie, la vérité, le destin, le choix entre pensée rationnelle et foi, la migration, la crise financière, la dictature, la liberté et l’apprentissage, le rôle de la révolution pour instaurer une ère nouvelle, la destitution des tyrans et la rédaction d’une constitution, ce qui reste de notre liberté sous le règne du néolibéralisme, la façon de trouver un sens à un monde devenu contradictoire, l’économie politique capitaliste ou encore la raison d’un monde déraisonnable…
« Un élitisme pour tous »
À raison de deux mercredis par mois, les participant.e.s se réunissent dans l’amphithéâtre du Delta, espace culturel provincial de Namur. Le programme est gratuit. L’école est dite « populaire » parce qu’elle ambitionne de partager avec un large public la réflexion philosophique, dont l’exercice « officiel » se déroule généralement à l’Université et prend la forme d’un savoir académique. « En nous adressant au plus grand nombre et en cherchant à rendre le savoir académique et ses exigences de rigueur scientifique accessibles au sein de la cité, nous relevons un défi d’ampleur : transcender l’opposition traditionnelle entre travail manuel et intellectuel », explique Soheil Matin, animateur. « Ainsi nous œuvrons à l’édification d’une perspective à la fois paradoxale et impérieuse à l’ère des populismes, à savoir celle d’un “élitisme pour tous” ! C’est la signification originale que nous souhaitons donner au terme “populaire” pour notre école de philosophie. » Il n’empêche que pour y prendre part, il faut disposer d’une instruction minimale permettant la compréhension d’une pensée abstraite maniant les concepts ainsi que d’une maîtrise avancée de la langue française.
Jeter des ponts entre l’art et la philo
Avant même la première séance, l’École populaire de philosophie avait déjà suscité un engouement tel que ses organisateurs ont décidé de dédoubler les séances animées par Thomas Chouters et Soheil Matin. Brigitte Petit, insatiable curieuse et responsable de la compagnie théâtrale Pépite, confie qu’il lui a suffi de voir que les cours de philo seraient liés à des visionnements de spectacles artistiques de toutes disciplines – théâtre, danse, cirque – pour que la proposition du CAL/Namur fasse mouche. « Je ne mets pas d’attentes préalables définies. Ce qui m’intéresse, c’est d’être dans une disposition d’ouverture et j’ai confiance dans le fait qu’il y a toujours à apprendre de toute expérience. Travaillant dans le secteur du théâtre adulte professionnel depuis une trentaine d’années, j’ai une casquette multifonctions – allant de la production à la diffusion en passant par la création – et cela m’a paru tout naturel de répondre à cette proposition originale qui peut-être nourrira ma pratique professionnelle. J’aime l’idée de créer des ponts entre l’artistique et la vie, donc la philo… J’ai eu un excellent cours de philo en première année d’unif, certaines phrases célèbres m’avaient mis l’eau à la bouche, entre autres celle-ci : “Fais de ta vie une œuvre d’art.” »
Pour Thomas Chouters de la régionale du Centre d’Action Laïque de Namur, tisser des liens entre les cours de philosophie et la programmation artistique du Delta en invitant les « élèves » à aller voir certains spectacles, certaines expositions ou concerts comme autant de « traductions » plastiques et esthétiques de sujets traités de façon parfois fort théorique permet de « mettre en évidence les formes multiples de l’expression de la pensée humaine sur des sujets aussi universels ». Il ne s’agit pas de réduire l’art à une forme de philosophie, mais de montrer que la pensée conceptuelle et l’expression sensible sont irréductibles l’une à l’autre tout en étant complémentaires.
Développer sa pensée
De son côté, Christelle Ledieu, comptable dans le secteur financier, cherchait depuis un moment un cours de philosophie ou des groupes de discussion qui ne l’engageraient pas dans un programme académique lourd. « Le but n’était pas d’avoir une reconnaissance, mais une connaissance. Un développement personnel de la pensée par la transmission et la discussion. » Celle qui participe à des ateliers ou des tables de discussion sur des sujets spécifiques et se nourrit de lectures diverses n’en fera pas une pratique professionnelle.
A contrario, la proposition du CAL / Namur est le cœur de cible du travail de Maria Maugeri, psychanalyste jungienne. « C’est le titre “Qu’est-ce qu’on peut faire ensemble ?” qui m’a parlé. Il y a énormément de choses qui font écho à mes préoccupations. C’est-à-dire amener chaque individu vers son autonomie, au-delà de toute identification, pour qu’il puisse penser et décider par lui-même. Comme il y a tellement de jugements sur ce que sont le bien et le mal, c’est très difficile d’amener les personnes dans cette voie. C’est pourquoi je m’intéresse à la philo. Quelque part, elle constitue la racine de la psychanalyse. Les enseignements de Jung évoluent toujours dans la réflexion de chaque thérapeute. » En allant au Delta, Maria Maugeri espère ouvrir des endroits d’échanges. « Comment s’y retrouver dans tout ce qu’on entend ? Comment faire un choix et avoir une réflexion personnelle ? L’animateur a dit ce que je dis à mes patients : “Ne vous contentez pas d’une information”, “N’écoutez pas une seule voix”. Ce n’est pas facile pour une personne qui est seule. Les différents courants de pensée qui nous ont été légués sont parfois trop sectaires. Chaque fois qu’il y a une “vérité”, s’il n’y a pas de possibilité de débat, elle devient sectaire. »
C’est en faisant le constat de l’effondrement multidimensionnel de différentes sphères de sociabilité et de la difficulté à trouver un sens à l’existence humaine que le CAL/Namur et le Delta ont décidé de mettre en lumière diverses crises que traverse notre monde contemporain : la crise du capitalisme, de l’universel, l’écologie, la situation précaire des migrants, pour n’en citer que quelques-unes. Un contexte qui pousse les individus à recourir à des simplifications, à des réductionnismes, à éprouver de la peur, à rejeter l’autre et à désigner des boucs émissaires pour ce qu’ils ne parviennent pas à comprendre dans toute sa complexité.
Enrichissant l’ensemble de l’assemblée, la pensée se déploie grâce à la triangulation des points de vue et des interrogations.
© CAL/Namur
À la lumière de l’histoire de la philosophie
Après la théorie vient le temps de l’échange, nommé le « triangle dialogique ». « Cette forme revêt une importance particulière pour nous, car nous veillons à ne pas incarner dans nos cours une forme de pensée unique émanant d’un lieu de prétendue maîtrise du savoir. D’autre part, nous ne favorisons pas un simple temps de questions-réponses après nos cours ex cathedra, car la réflexion, que ce soit pour poser une question ou formuler une réponse, requiert un temps de maturation, particulièrement après des cours de philosophie denses et exigeants sur le plan conceptuel. Notre choix s’est porté vers le développement d’un échange par triangulation, qui permet aux participant.e.s d’échanger entre eux en intégrant la médiation de l’enseignant. Ce dernier, après avoir pris la parole pendant une heure, a pour mission d’éclairer les questions et de gérer la prise de parole de la manière la plus adéquate. Ainsi, la pensée se déploie grâce à la triangulation des points de vue et des interrogations, enrichissant ainsi l’ensemble de l’assemblée. »
Thomas Chouters, qui animait la deuxième séance sur le thème des fake news et des complots en interrogeant la notion de vérité, rappelait que « le projet d’École populaire de philosophie est un peu ambitieux, mais devrait être agréable, voire parfois un peu comique. Les leçons sont pensées et articulées de façon à enchaîner les concepts afin de créer progressivement un socle de connaissances ». Au gré de la présentation, l’animateur cite des philosophes et des courants, antiques d’abord, puis plus récents, puis contemporains, tandis que la plupart des participant.e.s prennent des notes. Christelle Ledieu relira les siennes à tête reposée, ce qui lui permettra « de mieux poser (ses) réflexions et de les laisser poursuivre leur cheminement », tandis que Maria Maugeri n’en prend pas, parce qu’elle préfère « s’imprégner de ce qui est dit et l’enregistrer au niveau de l’inconscient ». Néanmoins, la psychanalyste regrette ce qu’elle estime être une lacune de ces cours : ne pas pouvoir disposer des observations écrites des profs. Sans doute serait-il intéressant pour cette École populaire de philosophie de compiler les notes des « élèves » et celles des profs pour garder une trace de ce triangle dialogique.
Partager cette page sur :