Accueil - Exclus Web - À table -

Dame Nature n’existe pas
Mehdi Toukabri · Journaliste
Mise en ligne le 24 février 2025
Il y a une incompatibilité substantielle, d’ordre logique, entre la sortie du naturalisme et le maintien de la suprématie que nous avons accordée à la sphère économique. Dépasser le naturalisme, c’est extraire au moins en partie les plantes, les animaux et les milieux de vie de la catégorie des objets, tandis que l’économie a un besoin vital qu’ils y restent sans la moindre nuance. »
Converser pour démontrer l’inexistence d’un concept qui nous est pourtant tous familier : la nature. Voici la méthode choisie par les deux auteurs de cette toute nouvelle édition d’Ethnographies des mondes à venir1, ouvrage situé à mi-chemin entre bande dessinée et essai. Avec intelligence et humour, ils remettent en question le rapport au monde des Occidentaux modernes, à savoir le naturalisme. La notion s’est forgée dans l’Europe de la fin du XVIIe siècle lorsque les civilisations occidentales ont commencé à dissocier « nature » et « culture ». Le naturalisme se définit comme étant la croyance en la nature en tant que totalité de non-humains. Et face à elle, les humains sont dans une position d’extériorité, de surplomb. La nature est donc reléguée à un système de ressources, un objet qui n’existe que pour satisfaire les désirs des humains.
Pour Philippe Descola, anthropologue spécialiste du rapport à la nature et professeur émérite au Collège de France, et Alessandro Pignocchi, ancien chercheur en sciences cognitives et en psychologie et dessinateur de BD écologiste, cette vision a fait bien des dégâts. La colonisation, en tant que système de domination, n’aura été permise que par et pour le naturalisme. La prise par les Européens de terres peuplées de populations jugées plus proches de la nature, et donc incapables de se gérer elles-mêmes, était une évidence. Au même titre que les plantes, les forêts ou les animaux, les colonisés deviennent une ressource qu’il faut pouvoir maîtriser et mettre en valeur. Évidemment, ce constat ne s’arrête pas qu’aux colonisés, mais plus généralement aux populations marginalisées : les femmes, les enfants, les fous, les prisonniers, les esclaves, tout autant que la nature.
Les co-auteurs en appellent à revoir les évidences formulées par notre société. Devrait-on parler de dogmes ? C’est par l’anthropologie que Descola et Pignocchi ont décidé de s’interroger sur le concept occidental immuable de nature. Ce faisant, ils ouvrent grand la porte au doute et à la remise en question : et si d’autres alternatives au monde que nous connaissons étaient possibles ?
Oui, ces alternatives existent, mais sont empêchées par des verrous d’ordre institutionnel, et principalement économique. « Aujourd’hui, cela serait beaucoup mieux que les plantes et les animaux sortent de la catégorie passive des objets pour devenir des partenaires avec lesquels on négocie, dont on tient compte de l’avis, c’est-à-dire qu’on les subjective, on leur prête une forme d’intériorité. Mais, en parallèle à cela, nous sommes dominés par un mode de relation, en l’occurrence l’économie qui, pour exister, pour se déployer, a besoin que tout soit objectifié. » En ce compris les humains. Ne parle-t-on pas de ressources humaines ? Le système économique mue tout en objets, interchangeables par le biais de la monnaie. Elle rend toute tentative de passage à un système alternatif très compliqué de par son inaltérable dépendance à l’objet : un sujet, lui, ne peut avoir de prix.
Dépasser cette sphère de domination économique ne se fera que parce que nous sommes profondément humains. C’est parce que nous sommes capables de parler à notre ordinateur lorsqu’il refuse de fonctionner ou à un moineau dans notre jardin comme à notre égal, comme à un sujet, qu’il nous est possible de concevoir une autre issue. De penser d’autres mondes, peut-être à venir. Par le biais du rejet du naturalisme, ce livre nous permet de prendre conscience de l’infinité de possibles pour l’humanité.
Le titre un peu ronflant ne reflète pas du tout les entrailles combatives et profondément rassembleuses de cette conversation. Avec des pages lourdes à tourner en début de lecture, l’essai nous surprend à la fin de chaque chapitre avec des planches de bande dessinée humoristique. Elles mettent en scène tantôt un Emmanuel Macron fictionnel décidé à se rapprocher de la nature par tous les moyens, tantôt un anthropologue Achuar venant étudier le comportement des Français au bistrot du coin. C’est drôle et brillant. On attend impatiemment chaque moment BD pour savoir comment Pignocchi va parvenir à plaisanter sur des sujets aussi compliqués. On n’a pas honte d’avouer qu’on aime les livres avec des images, non. Et on vous met au défi de ne pas ressortir de cette lecture encore plus libre-exaministe que vous ne l’êtes déjà.
- Le livre est initialement paru aux Éditions du Seuil en 2022.
Partager cette page sur :