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Vous dites ?
ChatGPT ?
Chut ! Laissez-le penser !
Paul Jorion · Anthropologue
Mise en ligne le 14 avril 2023
1962 : Robert a la chance de vivre dans un foyer dont la bibliothèque s’enrichit d’une impressionnante encyclopédie en douze volumes. Lorsqu’il rédige une dissertation, il consulte de nombreux articles dont l’information alimente son texte. 2002 : Quand Kevin doit écrire une dissertation, il consulte sur Internet Wikipédia. Quelques brèves lignes de transition de sa part entre six ou sept copiés-collés font désormais l’affaire. 2023 : Arthur soumet le sujet de sa dissertation à ChatGPT. Il pense parfois à personnaliser quelque peu l’intitulé. Le texte à rendre lui revient, prêt à l’emploi.
Photo © Shutterstock
Y a-t-il une différence ? Robert est un excellent élève qui passait plusieurs heures à rédiger son texte ; Kevin est un feignant pressé d’aller faire autre chose ; Arthur est un imposteur, prêt à faire passer pour son œuvre personnelle ce qu’a produit à son intention une machine. Mais à part ça ? Le texte est à peu de choses près le même : une synthèse de ce que l’on pense à une époque sur un certain sujet. La différence n’est pas là : elle est dans le fait de savoir s’ils ont compris ce qu’ils écrivent. Et la question vaut pour ChatGPT lui-même : comprend-il ce qu’il affirme ? Robert, en tout cas, a dû lire ce qu’il écrivait : il a dû passer d’une entrée à une autre dans sa consultation de l’encyclopédie. Si un mot lui semblait mystérieux dans un paragraphe qu’il avait retenu, il lui fallait découvrir ensuite à quoi ce mot renvoyait vraiment. Kevin n’a pas dû se donner autant de mal : un terme inconnu renferme un lien sur lequel il suffit de cliquer pour en savoir davantage. Quant à Arthur… il peut à la limite se contenter d’un copié-collé du sujet de la dissertation, il ne lui est pas même nécessaire d’avoir vu de quoi cela parle.
Mais lire est une chose, et comprendre ce qui est écrit en est une autre. Quelle part de ce que nous lisons saisissons-nous vraiment ? Robert a dû en comprendre une part. Kevin, peut-être aussi. Quant à Arthur, impossible de savoir. Mais cela le distingue-t-il de ChatGPT lui-même ? Peut-on écrire : « ChatGPT comprend ce qu’il dit » ? Le mot « comprendre » a-t-il un sens pour une machine ? Le psychanalyste rencontre le syndrome de l’imposteur chez ses analysantes et analysants : plus la personne est intelligente, plus elle est encline en réalité à se demander si la confiance qui lui est accordée se justifie. « Suis-je aussi malin que les autres le supposent ? » se demande-t-elle. Comme l’explication la plus courante, celle dont le monde se contente, est souvent fausse, le doute est fondé. Nous comblons tous par du « par cœur » la compréhension de cette part du mécanisme dont le fonctionnement nous échappe, soit parce que nous sommes un peu bêtes, soit parce que la version officielle étant fausse, nul n’a en fait la capacité de comprendre pleinement.
L’important, me direz-vous, n’est pas que chacun saisisse ce qui est compliqué ; l’essentiel est que le savoir soit là, présent, à la disposition de qui peut en faire bon usage. Qu’un exemplaire de plus de cette compréhension se trouve dans la tête de Robert, Kevin et Arthur est anecdotique si le sujet est éloigné de leurs préoccupations pratiques. Alors quelque chose a-t-il véritablement changé ? Oui, ChatGPT a été équipé pour accéder à l’ensemble de ce qu’un être humain – qui qu’il ait pu être – a un jour compris : il fouille les coins les plus reculés et rassemble le tout, synthétisant bien davantage que ce que peut le plus malin d’entre nous avec ses moyens limités. Son intelligence artificielle est à ce point supérieure à la nôtre, naturelle, qu’il faut lui abandonner les problèmes dont la complexité dépasse notre entendement individuel. C’est cela que l’on appelle « la singularité » : quand l’humain jette l’éponge parce qu’il a trouvé son maître trop fort pour lui !
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