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Tours et détours
dans le tourisme
Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi
Mise en ligne le 7 juillet 2023
Alors que le soleil est là et que, pour beaucoup, le temps des vacances est arrivé, il importe de se poser et de parcourir ce que l’on entend par « tourisme », histoire de voir quels en sont les enjeux. Derrière la définition du tourisme comme secteur d’activités liées aux loisirs et à l’agrément, des tensions apparaissent rapidement. Certains voient dans le tourisme une opportunité en termes de revenus. D’autres y voient un danger pour la planète. Il faut alors distinguer le tourisme de masse et tout ce qu’il draine – le recours à l’avion, la mondialisation, etc. – d’une forme de tourisme plus respectueux de l’environnement, plus local et convivial. Mais ce tourisme alternatif fondé sur la rencontre des cultures mérite-t-il encore le nom de « tourisme » ?
Le tourisme provoque une adhésion ambiguë. Si l’on est prêt à faire du tourisme, on ne veut guère être pris pour « un touriste » parmi d’autres. Alors que, pour soi, on considère presque le tourisme comme un droit ou un besoin, on méprise généralement les autres qui adoptent un comportement similaire au nôtre. En fait, le tourisme tend à revêtir une forme de monopole : il s’agit de s’approprier un patrimoine ou un espace naturel aux dépens des autres. Le tourisme fonctionne dès lors sur le mode de l’exclusivité et non sur celui du partage. Il est centré sur l’individu et non sur la dimension sociale de l’échange.
Substituer au tourisme la forme d’un partage où la personne qui vient échange avec la personne qui reçoit ouvre à une tout autre conception du voyage. Cela nous fait sortir du tour préalablement tracé dans lequel se complaît le touriste organisé. Alors que le touriste s’enferme dans un cercle de préoccupations, de visites à faire et de temps à rentabiliser, le voyageur en quête de résonance se rendra disponible aux détours, aux rencontres, aux imprévus.
Du « Grand Tour » au tourisme
Le mot « tourisme » est emprunté à l’origine au terme de « touriste ». Il revêt à la base des connotations clairement négatives qui s’estompent en partie au XXe siècle. Le terme décrit alors un secteur d’activités, fondé sur les services axés sur le loisir, qui est d’ailleurs en expansion. Le capitalisme tendant à devenir toujours plus un marché de services, les terres en friches du loisir sont de plus en plus colonisées par les agences de voyages et par l’horeca.
Avant de désigner un secteur d’activité, le tourisme décrivait au XVIIIe siècle une attitude. Dans le dictionnaire Littré, le tourisme est ainsi défini comme un « goût, une habitude de touriste ». Nous sommes alors renvoyés à la notion de « touriste ». Émile Littré écrit que le terme « se dit des voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement, qui font une espèce de tournée dans des pays habituellement visités par leurs compatriotes. » Il ajoute que le mot « touriste » « se dit surtout des voyageurs anglais en France, en Suisse et en Italie. ».
En bref, le tourisme désigne à l’origine l’attitude du touriste. Celle-ci est liée à celle des jeunes aristocrates dont les parents entendaient parfaire l’éducation par un « Grand Tour », une sorte de vision encyclopédique des cultures. Le « Grand Tour » est ainsi dans l’Angleterre du XIXe siècle quelque chose en vogue. Les jeunes gens de bonne famille étaient envoyés en France, en Allemagne, en Suisse, en Italie, etc. pour s’ouvrir à d’autres cultures. Ils visitaient alors les lieux emblématiques du patrimoine étranger. Certains s’initiaient également sexuellement, notamment à Venise. Pour éviter ce « tourisme sexuel » avant la lettre, certains jeunes étaient chaperonnés par des personnes mandatées par leurs parents.
Par la suite, l’idée de « Grand Tour » s’est démocratisée et a donné lieu au tourisme, au sens d’un voyage relativement conformiste, balisé d’arrêts stéréotypés, et où les contacts avec la population locale sont limités. Différentes évolutions sociétales sont responsables de la démocratisation du tourisme. Tout d’abord l’essor du chemin de fer au XIXe siècle, suivi au XXe siècle des congés payés et de l’augmentation du salaire de la masse ouvrière. Un tourisme de masse va alors se développer. L’aspect culturel se perd alors. Le touriste bourgeois ne partage plus avec les aristocrates du Grand Tour qu’une attitude prédatrice : il prend ce qu’il voit, mais il le phagocyte, mais n’instaure pas vraiment un dialogue avec la culture locale.
Au niveau des destinations, l’éventail des possibles s’élargit. Certains endroits desservis par le chemin de fer deviennent colonisés. Les touristes s’enfoncent alors de plus en plus dans les terres et les campagnes. Un engouement pour les grands espaces de nature brute voit d’ailleurs le jour. Les modes jouent également sur le tourisme : le thermalisme met en valeur les villes d’eau. Avec les colonies, une nouvelle sorte de se dépayser voit le jour : le tourisme colonial.
Le tourisme de masse : l’amusement uniformisé
Alors que le tourisme des origines reçoit un sens pédagogique, voire « initiatique », le tourisme de masse substitue au côté formateur un objectif de loisir, de distraction, d’agrément. Le sens du tourisme aristocratique évolue une fois qu’il est repris par les bourgeois et ensuite par les classes moyennes et populaires.
Les bourgeois, au XIXe siècle, imitent les voyageurs du siècle précédent. Ils entendent, en copiant leur comportement, acquérir un statut social équivalent. Mais dans leur imitation hâtive, ils laissent tomber tout l’aspect de cheminement. Plus tard, le perfectionnement des moyens de transport permet d’effacer le voyage en connectant directement à l’objet de consommation touristique. L’avion qui permet d’aller d’un endroit à un autre sans vraiment prendre conscience de l’espace parcouru est typique de cette façon « hors sol » de procéder. Le tourisme n’a plus pour but de parfaire la culture humaine. Il ne relève plus d’une forme d’humanisme. L’objectif est dorénavant de s’amuser et de prendre soin de soi dans des atmosphères qui tendent sous la pression du marché à s’uniformiser, voire à s’aseptiser. La destination l’emporte sur la pérégrination. Elle est d’ailleurs un marqueur social. L’endroit de vacances permet de déterminer à quelle classe on appartient. Le bourgeois se distingue par la distance et le luxe de son voyage.
L’attitude superficielle du touriste est décrite de façon caustique par Schopenhauer qui note que le touriste marque ce qui ne l’a pas marqué lui-même. Aujourd’hui, le touriste suit un guide et se place dans une attitude de contrôle. Il se fait le censeur de ce qu’on lui recommande. Il peut d’ailleurs lui-même influencer la cote et le côté incontournable d’un lieu en l’évaluant sur des sites comme TripAdvisor. En tout cas, l’attitude de contrôle génère des attentes et quand celles-ci sont déçues, on se plaint. Souvenons-nous de la boutade de Sylvain Tesson : « Le tourisme, c’est l’énergie dépensée en parcourant dix mille kilomètres pour se plaindre que les choses ne fonctionnent pas comme chez soi. »1
Le touriste ne cherche pas à s’adapter. Le terme de « tourista » montre d’ailleurs bien l’inadaptation foncière du touriste qui ne peut s’acclimater à une culture alors qu’il n’y fait que passer pour essayer d’en faire un bien de consommation. Le tourisme est alors lié à une forme de consumérisme qui explique sa reprise et sa refonte en un terme désignant un secteur d’activités que l’on va s’efforcer de rendre le plus neutre possible. Les définitions de l’Organisation mondiale du tourisme s’y attellent notamment. Pour sauver le tourisme de ses origines péjoratives clairement attestées par le suffixe « isme », on va d’ailleurs inventer les termes de « surtourisme » et d’« overtourism », qui devraient servir à circonscrire le point de bascule où le tourisme devient néfaste.
Le surtourisme ou la logique du sur-tout
Le surtourisme est défini notamment par cette « croissance excessive du nombre de visiteurs qui conduit à une saturation de certains espaces où les pics touristiques temporaires ou saisonniers ont une incidence négative permanente sur le mode de vie, le confort et le bien-être des riverains »2. Ces excès liés à la création d’un manque par le marché des besoins culturels ont des effets non seulement sur l’environnement physique (en 2017, on estimait par exemple à 8 % l’émission de gaz à effet de serre liée au tourisme), mais aussi sur le psychisme. Le surtourisme s’accompagne ainsi de « tourismophobie », terme qualifiant la peur des effets de ce tourisme qui dénature la nature, qui désole en rendant toute solitude impossible.
Il faut alors partir en croisade (à défaut de partir en croisière, NDLR) contre ce type de tourisme et prôner une sorte d’antitourisme. Dans le Manuel de l’antitourisme, Rodolphe Christin observe que « [l]’un des paradoxes du tourisme d’aujourd’hui est de tuer ce dont il vit, en véritable parasite mondophage. Celui-ci préfère le divertissement à la diversité ; le premier est en effet plus confortable car il ne remet rien en cause. Ainsi le touriste déclare son amour à cette planète dans ses moindres recoins, et ce faisant, il contribue à l’épuiser impitoyablement »3.
Le tourisme joue ainsi des tours aux touristes. Il veut le distraire de son monde, mais l’enferme dedans. Le tourisme devient une contrainte sociétale. L’hospitalité et la gratuité disparaissent devant des prestataires de services. Le dépaysement promis est compromis par la mondialisation du tourisme. Sitôt qu’un touriste atterrit quelque part, à l’instar de Midas, il transforme son environnement pour le rendre semblable à ce qu’il connaît : une station touristique. Il retrouve les mêmes chaînes d’hôtels, les mêmes restaurants où qu’il aille. Les variations sont minimes.
Derrière les différentes formes de tourisme, on retrouve une même logique consumériste. L’objet varie ; tantôt le sexe, tantôt la mémoire, tantôt la nature. Mais la manière de raisonner reste la même : celle de la société capitaliste. C’est surtout de dépenser qu’il s’agit, peu importe le produit, la destination que l’on vend. Le culte de la performance contamine les loisirs. Il faut aller toujours plus loin, toujours plus vite. Aujourd’hui, la classe moyenne ne part plus en France ou en Espagne, mais en Thaïlande, au Brésil, etc. Est-elle pour autant satisfaite dans sa quête d’ailleurs ?
Avec la performance, la marchandisation contribue à faire du tourisme ce puissant poison qui arrime l’homme à une société capitaliste sur laquelle il ne peut prendre du recul pour goûter à la gratuité des choses. Pour le touriste, on ne peut plus vraiment se reposer ou plutôt le repos s’achète. Moyennant un billet d’avion, des files interminables à l’aéroport, le touriste consommateur pourra se reposer dans un hôtel de luxe. Mais à l’instar de la gueule de bois faisant suite à une soirée trop arrosée, le jet lag lui fera regretter cruellement le paradis artificiel qu’il s’est payé.
L’expérimentalisme comme remède
Au tourisme sans expérience du monde, on substituera la recherche d’une expérience. Certains seront plus dépaysés à dormir dans une tente ou à la belle étoile au fond de leur jardin qu’en allant vers une station balnéaire standardisée. Les rencontres et les chocs culturels seront plus importants en allant dans certains quartiers de sa ville qu’en croisant son semblable dans un KFC à l’autre bout de la terre. On renouvellera plus profondément son expérience du monde en osant le naturisme qu’en faisant du shopping dans une métropole branchée sur une côte éloignée.
Retrouver la diversité chez soi, affûter son attention au monde ici est sans doute le préalable à un véritable voyage. Sans cela, le voyage est voyeurisme. Il n’est aucunement un échange ou une rencontre. Que pourrait-on apporter à l’autre quand on vit à la surface de sa culture, quand on n’a jamais creusé sous le vernis de la mondialisation ?
La séduction du tourisme de masse est en fait un leurre, un appât pour consommer plus. Qui veut se dépayser, rencontrer les autres n’a pas besoin de cela. Dans l’appel à consommer outremer, tout est fait pour gommer l’expérience. Il faut dès lors se détourner du tourisme de masse, ce qui commence par refuser de céder à ses sirènes. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, les vols low cost et les croisières de luxe ne feront jamais le poids en termes d’expérience et d’initiation face à un pèlerinage ou face à une randonnée cyclotouriste de plusieurs étapes. Plus que jamais, pour conjurer les attentes générées par un capitalisme qui se drape de l’attrait de l’ailleurs, il faut développer son attention au monde. Ce n’est qu’à ce prix qu’un voyage pourra être formateur et fera sens.
- Sylvain Tesson, Aphorismes sous la lune et autres pensées sauvages, Paris, Éditions des équateurs, 2008.
- Claudio Milano, Marina Novelli et Joseph M. Cheer, « Overtourism : a growing global problem », dans The Conversation, 2018.
- Rodolphe Christin, Manuel de l’antitourisme, Paris, La Découverte, 2014.
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