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Le duel du réel
sur grand écran

Caroline Dunski · Journaliste

Mise en ligne le 6 juin 2023

Selon Alain Brossat, le cinéma livre une bataille autour du réel. Il y aurait, d’un côté, les industries du cinéma qui promeuvent une « déréalisation » et, de l’autre, un cinéma minoritaire et dispersé qui s’active en sens contraire pour nous redonner le goût du réel. Le cinéma belge est-il lui aussi en proie à une telle bataille ? On en parle avec Régis Filieux, gestionnaire adjoint du Ciné-Chaplin de Nismes, en province de Namur.

Photo © Shutterstock

Dans son livre Maquiller ou démaquiller le réel ?1, le philosophe français Alain Brossat illustre la bataille cinématographique autour du réel avec trois films « témoins » des fissures ou des brèches ouvertes dans le présent en ce sens « qu’ils attirent l’attention sur une zone de vulnérabilité ». Ils remettent aussi radicalement en question ce qui est proprement humain. Il s’agit de Simone d’Andrew Niccol (2002), de The Truman Show, réalisé par Peter Weir sur un scénario d’Andrew Niccol en 1998, et de Forrest Gump de Robert Zemeckis (1994).

Philo-fiction

Ayant étudié la philosophie des sciences, puis la philosophie du cinéma, Régis Filieux a animé un cycle ciné-philo autour de la question des frontières pour la Maison de la laïcité de Viroinval-Doische. Il avait alors justement choisi The Truman Show pour aborder la question des frontières entre la fiction et le réel. « Ce qui est assez fou, c’est que Peter Weir a réalisé ce film en 1998, juste avant que les grosses émissions de téléréalité n’arrivent en France et en Belgique. Son long-métrage montre quelque chose qui va énormément se développer par la suite. » Dans un article intitulé « Démaquiller le réel »2 sur le site Ici et ailleurs de l’Association pour une philosophie nomade, Alain Brossat parle de cette déréalisation qui entraîne de plus en plus l’être humain à vivre en dehors du réel. Il dit aussi que le cinéaste, plus que le sociologue ou le philosophe, permet aux êtres humains d’avoir cet esprit critique parce qu’il leur donne à penser. Le cinéma étant un média de masse, il offre même à tout le monde de se mettre face à cette pensée. En évoquant The Truman Show de façon très méthodique, le philosophe explique la destruction du réel remplacé par une histoire. Le Truman Show crée un monde fictif qui, petit à petit, prend la place du monde réel dans nos vies en devenant son double inconsistant. En prenant le film de Peter Weir en exemple, Alain Brossat formule une critique du monde des médias et du monde politique.

Des spectateurs sous perfusion

« Pour parler du cinéma belge et faire le parallèle avec The Truman Show, il y a Dead Man Talking de Patrick Ridremont », poursuit le passionné de théâtre, de cinéma et de musique, qui est aussi journaliste pour de nombreux magazines culturels. « C’est un film assez étonnant dans lequel Patrick Ridremont joue un condamné à mort et qui s’appuie sur l’hypothèse d’un vide juridique pour échapper à l’exécution de la sentence. La loi permet à tout homme qui va être amené à l’échafaud de faire une dernière déclaration. Mais la condamnation étant liée à une temporalité fixe, que se passerait-il si, lors de sa dernière déclaration, un condamné à mort décidait de raconter sa vie et qu’il prenait tellement de temps pour le faire qu’il dépassait ainsi la date fixée de son exécution ? Voilà pour le début du film. »

Transtextualisation de « The Truman Show », « Dead Man Talking » met en scène un Patrick Ridemont condamné à parler pour ne pas mourir, devant des spectateurs toujours plus nombreux.

© Atypik Films

Régis Filieux dévoile un tournant important dans l’histoire : « Des producteurs véreux décident de créer le Dead Man Talking Show. Le jugement sera réactualisé chaque jour pour que la sentence soit appliquée tel jour et c’est au condamné de choisir chaque fois au début du show s’il continue à raconter sa vie pour dépasser la date prévue de sa mort et si celle-ci doit donc être reconduite ou s’il meurt ce jour-là. Dans le film, vous voyez les téléspectateurs qui se demandent s’il va continuer à parler et qui se réunissent de plus en plus nombreux devant l’écran géant placé sur le mur de la prison pour suivre le feuilleton. C’est une “transtextualisation” de The Truman Show, dans lequel tous les spectateurs se demandent s’il va réussir à s’évader. Il y a dans les deux films l’idée que le peuple est sous perfusion. »

Le cinéma belge proposerait-il un autre rapport au réel que ce paradigme envoyant dos à dos les films qui déréalisent le réel et ceux qui y conduisent ?

© Shutterstock

Un cinéma belge multiforme…

Pour répondre à la question « le cinéma belge proposerait-il un autre rapport au réel que ce paradigme envoyant dos à dos les films qui déréalisent le réel et ceux qui y conduisent ? », Régis Filieux se montre didactique et distingue cinémas flamand et wallon, tout en soulignant des porosités. « Le cinéma flamand est plus réaliste et social. Tot altijd3 de Nic Balthazar raconte l’histoire vraie d’une des premières personnes qui a voulu être euthanasiée en Belgique. L’euthanasie est un sujet complexe et la Flandre étant une société beaucoup plus conservatrice, c’est étonnant qu’on aborde un sujet comme celui-là. » Citant aussi Niet schieten4 et Marina5 de Stijn Coninx ou encore Rundskop6 de Michaël R. Roskam avec Matthias Schoenaerts, Régis Filieux note que « ce sont des films qui font mal à voir, où le réalisme social est extrêmement présent, et qui sont légion dans le cinéma flamand, mais il y a des exceptions dans lesquelles on va retrouver des idées généralement développées dans le cinéma wallon. Même si ce dernier est plus décalé, onirique et surréaliste, si on y fait de l’humour noir, il n’est pas pour autant dénué de critique sociale. Prenez Jaco Van Dormael et son film Le Huitième Jour, c’est poétique et surréaliste par moment, mais c’est également extrêmement social, parce qu’il met la trisomie en avant. Il y a aussi Xavier Seron, un ancien juriste qui a failli mourir et qui a décidé d’arrêter le droit pour faire des films. Son long métrag Je me tue à le dire, en noir et blanc, sur les maladies vécues, est très décalé et assez noir. Les Premiers, les Derniers de Bouli Lanners, C’est arrivé près de chez vous de Benoît Poelvoorde… tous ces films ont aussi un aspect critique ».

… au-delà des stéréotypes

« Plus le temps avance et plus le brassage des cultures se concrétise dans le cinéma belge », poursuit Régis Filieux. « Par exemple, dans Close, Lukas Dhont, un cinéaste super-intelligent, amoureux de son pays et de son métier, va jouer sur les clivages et les stéréotypes nationaux, en montrant des cultivateurs de fleurs francophones. Or en Belgique, quand on parle de ça, on va directement penser à une famille flamande. Ce sont des idées reçues, mais qui sont toujours là. Dans Girl, avec ce papa esseulé dont le garçon veut devenir une fille, Lukas Dhont va aux antipodes du stéréotype selon lequel c’est généralement la mère qui est plus ouverte. »

En se jouant des clivages et des stéréotypes nationaux, le réalisateur flamand Lukas Dhont s’éloigne un peu du réel.

© Menuet

Et les frères Dardenne, dans tout ça ? « On pourrait dire que ce sont des cinéastes flamands, parce qu’ils veulent faire un cinéma du vrai où ils sont très proches du cinéma néoréaliste italien. Ils tournent souvent dans de vrais lieux et non sur des plateaux, avec des personnes qui n’ont jamais fait ça de leur vie, pour essayer d’être au plus proche du réel. Malheureusement, ils sont quand même très misérabilistes et ne donnent pas de possibilité à un changement, contrairement au cinéma flamand où il y a des points de fuite. » Et parmi ceux qui jouent dans les deux camps, il y a « Felix Van Groeninge [qui] fait des films très proches du cinéma flamand en tant que tel, mais où il va y avoir un décalage malgré tout. Surtout dans La Merditude des choses, où l’on parle de “sous-prolétariat” avec de nombreux stéréotypes. On est tellement dans un décalage, le gauchisme est tellement ostentatoire, que ce pourrait être un film d’un des francophones cités. »

Comme nous le montre Régis Filieux, la frontière n’est pas hermétique entre le cinéma flamand et le cinéma wallon, le réalisme et le surréalisme s’invitant régulièrement là où ils sont moins censés être une spécificité. Et c’est davantage autour de l’idée d’un cinéma « belge » qui aurait une relation particulière au réel, au terroir, que le duel se joue.

  1. Alain Brossat, Maquiller ou démaquiller le réel ?, Paris, L’Harmattan, 2023, 100 p.
  2.  Alain Brossat, « Démaquiller le réel », mis en ligne sur https://ici-et-ailleurs.org, 14 octobre 2022.
  3.  À tout jamais (2012).
  4.  Ne tirez pas, sur la tuerie du Brabant à Alost (2018).
  5. Sur l’immigration italienne (2013).
  6. Bullhead (Tête de bœuf), un thriller évoquant la mafia des hormones (2011).

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