Libres, ensemble
Et si la négligence menait à la maltraitance ?
Bernadette Saint-Remi · Réalisatrice
Mise en ligne le 22 septembre 2022
Le 22 septembre 2002 entrait en vigueur la loi de dépénalisation de l’euthanasie. Il y a vingt ans également, était promulguée une loi sur « les droits du patient ». Un cadre juridique important, qui n’est cependant pas encore suffisant pour faire face aux problématiques de dignité humaine auxquelles sont confronté.e.s les patient.e.s.
L’histoire de M. SR en témoigne.
Photo © Shutterstock
Mars 2022, 56e semaine, un jeudi 16 h 30
Section jardin, chambre 115 d’un home (parmi d’autres ?)
Extérieur rue, parlophone. « Bonjour, je suis la fille de M. SR, puis-je entrer ? » Déclic de la porte d’entrée. Petit coup d’œil sur le bureau ouvert des infirmiers : il n’y a plus personne…
Ascenseur. Une petite dame en sort en fauteuil roulant et me dit bonjour, je souris aussi mais comme je dois mettre mon masque pour circuler, je ne sais pas si elle m’a vu lui sourire. « Vous êtes très gentille », me dit-elle. Arrivée au « jardin », ce qui veut dire la section où se trouvent tous les plus « handicapés ». Longs couloirs jaunes. Cette couleur est-elle la couleur officielle des lieux tristes où l’on va finir ? On a vaguement essayé d’y dessiner des dauphins mais eux-mêmes s’effacent tellement ils s’ennuient. Première partie, une « salle à manger », des tables, des armoires, un évier. Petite reproduction d’une atmosphère de « cuisine » quoiqu’on n’y prépare jamais rien. Trois pensionnaires sont déjà « parqués » devant leur table. Seuls, je suppose, dans leurs pensées. Mon père n’y est jamais convié, aveugle et presque sourd. « À quoi cela servirait-il ? » me dit-on.
Chambre 115 : porte ouverte. La fenêtre chez mon père donne du côté d’un haut mur. Pas grave « puisqu’il ne voit presque rien »… Pourtant, il perçoit les ombres et la lumière quand elle change… De la musique classique est diffusée par petit un poste crachotant, trop faible pour qu’il l’entende, me semble-t-il. On le lui allume dès le début de l’après-midi, c’est « son activité ». Mon père est en train de taper de ses deux mains sur la table devant lui et il crie à intervalles réguliers : « Allô, allô ! » Il m’a expliqué l’autre jour qu’il faisait cela quand il avait soif ou besoin de quelque chose… De temps en temps, quelqu’un passe, l’entend, lui donne à boire… pas toujours mais il essaie. Il est seul dans sa chambre depuis le repas de midi. À 16 h, normalement, on dépose un biscuit sur sa table et un café, paraît-il. Le biscuit est souvent par terre quand j’arrive, la tasse aussi parfois…
Il n’a pas accès au bouton rouge d’appel. Impossible, m’a-t-on dit (après plusieurs essais de changement proposés de ma part), de trouver un système pour lui… Techniquement, s’il allongeait le bras et pouvait saisir le boîtier, il pourrait appeler. Mais c’est un geste qu’il ne sait plus faire… De toute façon, me dit-on, au début, il sonnait trop souvent, c’est mieux comme cela. Ce bouton rouge tortillé autour du barreau de son lit me regarde chaque fois ironiquement. Le règlement est respecté. C’est le plus important. Une caméra « thermique » nous a longtemps surveillés du coin de son œil. Un essai, me dit-on. L’avenir. S’il tombe, la caméra le voit au changement de couleur dans la pièce. On n’a jamais su si le système fonctionnait ni rien… Le progrès, c’est secret.
© Shutterstock
Je lui signale en me penchant légèrement vers sa « bonne oreille » que je suis là. Pas besoin de crier si on est bien placé, on peut parler normalement. Je lui prends la main, la caresse : « C’est moi, ta fille Bernadette. » Il saisit ma main des deux siennes : « Reste avec moi, reste avec moi. » J’enlève mon masque et je l’embrasse. « Je reste deux heures avec toi. »
Chambre 117, les cris de la dame au chapeau commencent : « Je veux faire caca, je veux faire caca… » En boucle. Cela va durer jusqu’à ce qu’on vienne la chercher pour aller au repas (ce qui signifie une moyenne d’une demi-heure). Je ne sais pas ce qu’elle a comme handicap mais c’est sûr qu’elle n’aime pas être seule. Elle a un petit chapeau rouge à facettes. Une énigme de plus. Comment peut-elle hurler si longtemps ? Autre énigme. Je parle à mon papa tout en m’activant. Je prends le Coca dans le petit frigo loué pour qu’on puisse y mettre ce que nous apportons. Nous nous relayons tous les soirs, ma belle-mère, ma sœur et moi, et souvent ma cousine également. On lui apporte ce qu’il aime : Coca, boudin blanc, yaourts aux fruits. Du chocolat aussi, des fruits frais. Rien de tout cela n’est jamais vu sur son assiette… Je cherche un verre propre, il n’y en a pas. Je trouve une tasse par terre, sale. Je vais la nettoyer dans l’évier. Pas de produit, ce sera avec son petit savon personnel et du papier toilette pour essuyer.
18 h. Le couloir s’anime, la dame a cessé de crier quand on l’a déplacée. Même mon papa en avait mal aux oreilles. L’éducatrice et les aides-soignantes entrent en piste, centrées dans la cuisine.
Je m’aperçois en marchant dans sa chambre que mes chaussures « collent » au sol… Sûrement du Coca ou du jus d’orange. Je ne sais rien y faire. Il n’y a aucun torchon, aucun produit. J’ai demandé au début si une femme d’ouvrage pouvait passer. On m’a répondu qu’il y avait plus urgent car elle est seule la journée. Une fois, j’ai insisté en disant que c’était le minimum, la propreté. L’aide-soignante a pris le gant de toilette de mon papa et a essuyé par terre, j’étais gênée… « Je ne peux avoir accès aux armoires avec les produits de nettoyage », me dit-elle. Et « de toute façon, votre papa ne voyant presque plus, il renverse ce qui est à sa portée ». J’ai essayé d’écrire un papier que j’ai scotché sur sa table en expliquant le problème et qu’il suffit de ne rien laisser à sa portée… ce qui ne veut pas dire ne pas surveiller sa quantité de boisson prise par jour, ce qui ne fut jamais fait… Peine perdue. Le papier s’est écorné et rien n’a changé. Ceux qui faisaient attention ont continué… Les autres, non. C’est aussi simple que cela. Un mot de la direction (fatiguée par mes réclamations) a été accroché momentanément sur la garde-robe… sans effet, évidemment. La technique est de ne jamais me dire non… mais d’enclencher l’inertie. Chaque jour où je suis venue (deux à trois fois par semaine pendant quinze mois), j’ai vu des personnes que je n’avais jamais vues. La seule personne avec qui j’ai réussi à créer un petit lien, c’est l’éducatrice qui est directement et toujours dans le « jardin ». J’oublie l’infirmier en chef qui me voit débouler régulièrement dans son bureau. Il résume ainsi son rapport avec moi : « Les emmerdeuses, je connais, j’ai divorcé deux fois. » Humour, humour… Mais de temps en temps, il bougeait et m’écoutait… souvent pour finir par dire : « On ne peut rien y faire. » Et le très, très célèbre : « De toute façon, il ne voit rien. »
La plupart des « intervenants » ont continué à lui parler du côté où l’oreille est morte… Pas pour lui nuire, juste pour me dire : « Il ne comprend rien, votre papa… » Ceux qui ont bien voulu (une ou deux, allez, voire trois…) s’asseoir du bon côté, saisir la bonne distance et accepter parfois de rendre leur voix plus grave (il entendait mieux les voix graves des hommes) et de répéter des mots ou de dire un synonyme plus facile à entendre ont eu le plaisir de parler avec mon papa qui n’a rien perdu de sa pertinence et de son humour. Il a été professeur, il a donc le sens de la relation. Et il a vécu tant de choses qu’il ressort sous forme d’anecdotes…
18 h 30, son plateau est déposé sur la table. Je réagis rapidement car tout est à sa portée… évidemment. Souvent, j’arrive à sauver les plats et la vaisselle. Je lui dis de ne toucher à rien… Je prépare son repas du soir. Un petit bol de soupe (seule chose qu’il attend et adore), deux tranches de pain blanc sans croûte « margarinées », industriel, sans saveur. Une boule (formée comme la glace) de je ne sais quoi. Seule la couleur varie. Quand je demande à mon père quel goût ça a, il me répond : « Le même qu’hier et que demain. » Souvent blanc, parfois rose. Une barquette industrielle de trois centimètres sur deux de confiture ou de choco. Une compote de pommes industrielle portion bébé. Un petit Thermos de café, deux sachets de sucre et une dosette de lait. Une fois tous les trois mois, il reçoit « un souper de roi », comme il l’a appelé : une omelette ! Est-ce si difficile à faire ? Il adore cela. Je vais chaque fois féliciter la cuisinière… Tentative de motivation… assez vaine comme la plupart de mes interventions. Ou alors il faut que je change de registre… Colère ou menace ?
Lors de la première réunion, un mois environ après son arrivée, je rencontre la logopède et l’infirmière en chef. La logopède propose aussitôt de donner à mon père (qu’elle a vu une fois) de l’eau gélifiée à la place de toute autre nourriture. Pourquoi ? « Au cas où il aurait du mal à déglutir ! » Péremptoire. Mais il n’a aucun signe présentant ce problème et le goût reste son dernier sens aiguisé avec le toucher… Pourquoi l’en priver sur un risque qui n’est que potentiel et qu’il ne court pas plus que moi ? Je demande si un médecin a confirmé ce besoin. « Non, c’est moi qui décide », me rétorque-t-elle déjà furieuse. Je lui dis que dès lors, moi vivante, il ne mangera pas cela ! Et j’entends : « Je vois que vous n’êtes pas sensible au fait que votre père puisse mourir ! Cela vous est égal ? » Abasourdie, je réponds oui, évidemment. L’infirmière intervient finalement : « On va évaluer le risque… » Or rien n’a jamais été évalué du tout. On n’a plus jamais revu cette logopède et ma belle-mère a jeté le gel directement à la poubelle. Petite victoire.
© Shutterstock
18 h 35, le repas est terminé. Je fouille dans le frigo pour trouver un autre dessert. Ma belle-mère apporte souvent des pâtisseries, ma sœur aussi. Je me concentre sur les fruits, et nous apportons toutes les trois du chocolat (que des denrées inexistantes dans ce home pour le repas, en chambre en tout cas).
18 h 45, arrivée d’une supposée infirmière. Elle hurle en entrant : « Médicaments ! » Et sans autre parole, elle fourre dans la bouche de mon père deux gélules. Elle s’empare de la tasse de café, met de l’eau sans la rincer auparavant, ouvre un Dafalgan en poudre, laisse tomber la moitié à côté et pousse lestement la poudre renversée par terre. « De toute façon, il ne voit rien », n’est-ce pas ? Cela sera pour la femme d’ouvrage de demain matin. Tout cela lui a pris moins d’une minute.
18 h 55, on reprend les plateaux et les autres résidents du couloir sont casés dans leurs chambres respectives. Le personnel s’évapore. Les cris de la chambre 119 commencent. Dès qu’on remet ce monsieur dans la sienne, il supplie : « Maman, maman, où es-tu ? Viens me chercher, maman, viens vite… Maman, maman, où es-tu ? Allez, viens, maman, viens me chercher. » En boucle. Pierre est au 114 devant chez mon papa. C’est un adulte trisomique et je ne sais pas ce qu’il fait là. Il erre de chambre en chambre. Il ne reconnaît pas la sienne. Parfois, je le réoriente. Il pique facilement des colères. Il s’égosille : « Je ne sais pas pourquoi je suis ici et ici, ça crie trop ! » On ne peut que lui donner raison.
19 h, mon papa est fatigué. Il me dit qu’il voudrait aller au lit. Je lui réponds qu’il est toujours le dernier (il faut être deux plus la machine pour le soulever et le mettre au lit), qu’il faut patienter. J’en profite pour remplir le petit cahier de communications (cela me rappelle la garde alternée de mes enfants). Nous écrivons souvent du concret ou des sentiments. Surtout moi, il faut bien avouer.
Nous avons invité le personnel à y laisser des remarques, des demandes, des réponses… Pas le temps… et pour dire quoi ? Se taire est l’implicite. Jamais nous n’avons eu accès à son dossier, même médical… On ne comprendrait pas et puis tout va bien. Je constate en lui parlant et en tenant ses mains qu’il est tout sale, ses habits aussi et il n’est pas rasé (ce qu’il a fait méticuleusement toute sa vie). Je le fais juste remarquer à l’aide-soignante présente. Surgissent alors les deux réponses préférées : « Ce n’était pas moi ce matin » et « De toute façon, il ne voit rien ». J’embrasse mon papa avant de partir. Il voudrait que je reste :
« Tu es restée quinze minutes !
— Non, papa, plus de deux heures.
— Il m’en reste donc vingt-deux à être seul. »
Je pars en tamisant la lumière, retourne l’embrasser encore. Je compose le code secret des portes, je ne croiserai plus personne.
Mars 2022 17 h
Un dimanche d’avril, semaine 57
Même home, même chambre 115
Code d’entrée. Bureau des infirmières fermé à clé, cette fois. Une seule infirmière prévue le dimanche, à appeler en cas d’extrême urgence. Plus de septante résidents pour elle. J’en profite pour enlever mon masque. Puisqu’il n’y a personne à rencontrer. Je tombe pourtant sur une petite dame en fauteuil roulant. Elle pleurniche et me dit : « Je ne sais pas où je dois aller ! » Je lui réponds que je vais la conduire dans le « salon repas » des valides, il y aura sûrement un membre du personnel bientôt. Enfin, j’espère… J’ai l’impression de l’abandonner. Je croise Pierre, le voisin de mon papa. Il est avec deux adultes qui me demandent si je connais le code pour sortir. Je vais avec eux jusqu’à la porte d’entrée et je le compose. Ils se glissent tous les deux, suivis de Pierre. La femme se retourne : « S’il vous plaît, retenez-le, il ne peut pas sortir avec nous. » J’ai un peu honte de faire cela… et je me retrouve avec Pierre qui se colle à la fenêtre de la porte d’entrée. Il me dit : « C’est mon papa et ma maman. » Je ne sais ni que faire ni que dire. Je n’ose pas l’obliger à me suivre. Je l’ai déjà vu en colère et j’ai franchement peur. Je n’ai pas la formation pour le faire. Et je m’aperçois que mon énergie dirigée vers les problèmes multiples de mon père m’empêche de réagir pour les autres… Mais à quoi je participe en m’habituant à tout cela ?
Je monte sans lui au premier, section « jardin », la salle à manger n’existe pas le week-end. Chacun est dans sa chambre. En ouvrant la porte de l’étage me sautent au visage les « je veux faire caca » de la dame au chapeau rouge à facettes, les « maman, viens me chercher » du monsieur du 119 et les « allô, allô ! » de mon papa… De la chambre 122 sortent deux dames avec des sacs. « Promis, Jeanine, on viendra te voir le mois prochain ! » La femme à qui elle parle est alitée ou dans son fauteuil… Elle n’a plus l’usage ni de ses membres ni de sa voix. Elle n’est plus qu’une bouche pour manger… Je suppose qu’elle entend. Son visage ne bouge plus donc on ne sait pas deviner à son expression comment elle vit les choses. C’est déjà trop pour moi et je ne suis là que depuis quinze minutes.
J’embrasse mon papa, j’arrête ses mains qui tapaient sur sa table. Je le rassure en les gardant dans les miennes. C’est moi, je suis là. « Coca ? » « Oui, oui, j’ai soif. » Petit rituel. Coca, recherche vaine d’un verre propre, nettoyage de la table (toujours avec du papier toilette), légère aide. Mon papa a donc une petite salle d’eau : évier, WC. Il n’a jamais été incontinent. Il avait bien eu quelques fuites mais assez rares. À son arrivée ici, il signalait ses besoins. Mais ce n’est pas possible comme il ne sait pas y aller seul… On lui met un lange le soir, un lange le matin. Au début, il s’est rebellé. Il me disait : « Je ne peux pas faire ça et, en plus, devant tout le monde… » Il était fier de ne pas être incontinent. Il a dû le devenir… Je n’ai pas su comment mener ce combat-là, je n’en suis pas fière…
17 h 30, j’annonce à mon père qu’il est encore arrière-grand-père une fois de plus. C’est Noé, le fils de mon fils… Il dit qu’il est heureux que la boucle soit bouclée. Il reprend son discours récurrent et très sensé : « B., je veux mourir, je n’ai plus que toi à qui je peux le dire. Je veux mourir. Tous les jours, je cherche à me suicider mais je ne sais plus le faire. Fais-moi une piqûre, je t’en supplie, ce que je vis n’a plus de sens… » J’essaie d’abord une pointe d’humour car le discours, quoique habituel, est toujours dur à recevoir… « Papa, tu sais que je ne peux pas le faire, sinon j’irais en prison… » Je tente d’adopter la positive attitude car j’ai déjà essayé de lui faire signer une demande d’euthanasie quand il était encore chez sa compagne. J’ai été férocement attaquée par le reste de ma famille, interdite chez mon père pendant trois semaines. Et il a fini à l’époque par me dire qu’il laissait tomber sous couvert de promesse de ne pas être mis dans un home… Promesse non tenue un mois plus tard… Je ne juge pas… Maintenant qu’il y est, c’est évidemment encore plus dur. Le combat est éprouvant… Avant d’y mettre de nouveau toute mon énergie, je veux être sûr de son choix. Je lui rappelle tout ce qui a été beau et réussi dans sa vie. Sa réponse fuse : « Justement ! Je sais tout ça mais depuis deux ans (depuis la perte de sa vision à la suite de l’opération ratée de la cataracte), je ne vois plus. Et depuis que je suis ici, je ne marche plus. Tout cela efface le bénéfice de ma vie… Bien sûr, vous venez me voir, mais cela me fait vingt-deux heures seul… Parfois, j’en suis à réciter des prières pour meubler le temps. Je ne crois plus mais cela m’occupe… Quand vas-tu te battre pour que je puisse mourir ? Ta sœur ne m’écoute pas et ma compagne pleure dès que j’en parle… Je n’ai que toi… » « Papa, je fais au mieux mais c’est complexe, je dois trouver deux médecins qui confirment tes dires. Ton généraliste que j’ai contacté m’a raccroché au nez en me disant qu’il était contre l’euthanasie et qu’il ne voulait plus m’entendre en parler. »
Un mois plus tard, ce médecin m’a fait savoir qu’il ne souhaitait même plus être le médecin de mon papa. J’ai dû en chercher un autre, que je n’ai jamais vu… Il me dit venir de temps en temps. Jamais un rapport ni par écrit ni par téléphone. Il dit pouvoir signer pour l’euthanasie. Mais il en faut deux. J’ai trouvé un ami médecin qui veut bien venir mais il est débordé par la Covid-19. Pour ne pas avoir tout de suite la famille contre moi, ce médecin me propose de faire un bilan médical dans un service gériatrique au sein d’un hôpital non catholique. Il faut que je téléphone partout et organise son départ. Je vais mettre toutes mes forces dans ce projet. Mon père sera impatient et je ne peux pas lui en vouloir…
18 h, rituel du repas (boule blanche, pain blanc, barquette de confiture) puis reprise du plateau et médicaments. Les soins du soir sont presque inexistants : changement du lange, mise du pyjama de la veille, un somnifère et au lit. Le matin, il est seulement lavé dans son lit (jamais aucun bain alors que certains homes en proposent dans des hamacs) et parfois rasé, pas de changement d’habits tous les jours, pas de parfum, pas de soin des mains, même plus de soins de kiné… puisqu’il ne sait plus marcher. J’ai demandé si le kiné ne pouvait pas à la place lui faire des massages de confort, j’ai même demandé à le rencontrer. Non et non. Il n’est là que pour revalider… Sortez, il n’y a rien à voir…
19 h 30, je sors. Je m’assieds à mon volant et je pleure pendant de longues minutes. Le long du chemin (j’ai 110 km à parcourir pour rentrer chez moi), je téléphone à des amies et amis qui vivent des moments semblables. Je me sens moins seule. Je me dis que m’apitoyer sur moi-même n’est pas la bonne solution. Je dois agir, pousser, faire changer, réclamer, l’écouter et adoucir sa fin de vie.
© Shutterstock
Avril 2022 9 h
Lundi matin, semaine 60
Chambre 115
Autorisation d’être exceptionnellement là le matin. J’ai obtenu de dure lutte son départ en ambulance vers le service gériatrique de l’hôpital que j’ai choisi pour changer sa vie. La veille et l’avant-veille, je suis venue « préparer son départ » a priori momentané. Je me suis aperçue qu’il lui manquait tellement de choses. Déjà pour son hygiène : plus de savon, pas de pastilles pour nettoyer son appareil dentaire, pas de gant de toilette, pas de bel essuie (en fait, pas d’essuie convenable), pas de peigne, pas de crème ni pour les mains ni pour les pieds, pas de beau pyjama doux, pas de veste. Seulement un parfum poussiéreux, un peignoir raide de saletés et de vieilles pantoufles éculées… Comment n’ai-je pas vu ? J’ai donc apporté un joli pyjama bleu, son peignoir nettoyé, un petit savon à la lavande. J’ai oublié les pastilles… J’en trouverai peut-être à l’hôpital ? Je regarde son corps recroquevillé sur lui-même… Et en prenant ses mains, je vois ses ongles noirs sur un demi-centimètre… J’avais prévu le coup : je sors mes petits ciseaux, ma crème douce. Il se laisse faire car tout toucher est une caresse. On ira tout lentement pour faire durer le plaisir. Ce lundi matin, il est « planté » sur un fauteuil roulant. Seul, la tête ballante, proche de la porte, déposé comme un sac qui attend la collecte.
9 h 30, il y a beaucoup de monde, je n’en ai jamais vu autant… Personne auprès de lui. Pourtant, il est en panique. Tout changement est compliqué ; il ne voit pas, entend mal, il est vite perdu… Elles sont six dans la « cuisine » à raconter leur week-end. Pourquoi ne pas le faire près de mon papa ? Je cours au bureau des infirmiers récupérer « l’enveloppe » qui dit son « état ». Fermée, bien sûr, je ne suis pas concernée. Un petit rouleau de médicaments m’attend aussi. Je m’aperçois en patientant pour parler à quelqu’un que le bureau est tapissé de fardes colorées. Douces couleurs mauve ou rose. Rose pour les vivants ? Mauve pour les morts ? Je n’ose demander… On dirait les couleurs d’une crèche… mais cela s’arrête là. « Quoi, votre papa s’en va ? Mais je ne suis pas au courant ! » « Restez près de lui dans sa chambre, on viendra vous apporter l’enveloppe… » Je retourne dans sa chambre. On a apporté son déjeuner et on l’a remis sur sa chaise. Je m’inquiète : « L’ambulance arrive dans vingt minutes ! »
« Quoi ? Mais on ne savait pas ! Il n’est pas prêt… On le lave toujours le dernier… Sortez, on va le laver. » Cinq minutes dans le couloir… Je le retrouve comme secoué, dans son fauteuil roulant, encore plus perdu… Je le tiens dans mes bras, je tente de le rassurer… Je vois qu’il n’est pas rasé et que ses mains sont froides. Je retrouve la petite couverture noire, elle n’est pas propre mais « de toute façon, il ne voit rien », n’est-ce pas ? Je prends ses sacs d’habits et de soins préparés chez moi. Une nouvelle trousse, de beaux draps de bain, un petit parfum (je lui en mets tout plein !), de petits rasoirs doux… Je n’oublie pas les piles pour son appareil auditif et sa petite boîte de rangement…
Le premier mois de son entrée au home, mon père a perdu son appareil, paraît-il, dans le lit. En fait, personne n’avait rangé son appareil le soir et l’on suppose qu’il est parti avec les draps du lit enlevés le lendemain… Sans lui, mon père est « hors du monde », rien à espérer… Panique totale. Je remue ciel et terre, je cherche partout dans la chambre, en pure perte… C’est à peine si on ne me dit pas que c’est sa faute… Je cours au magasin où on a acheté son appareil. « On ne peut pas le refaire sans prendre de nouvelles empreintes précises et, après, il faudra quinze jours minimum pour l’avoir. » Je piétine, je m’effraie, je supplie… Mon père manque de perdre la tête, il divague après une petite semaine. Je resupplie, je tempête, je pleure… Un technicien auditif prend pitié. Il « sacrifie » son 21 juillet et je l’assiste pour qu’il fasse l’empreinte sur place. Mon père ne comprend pas, il se débat… J’ai du mal à le calmer… Je descends un jour de semaine pour voir le directeur. Je suppose qu’il a une assurance. Difficile de dire que cela relève de la négligence de mon papa… Il me sort la liste des papiers que je dois remplir, me promet de me les envoyer, me décourage au maximum. Jamais je n’aurais de nouvelles, jamais de papiers… Je propose à ma famille de faire deux appareils cette fois, au cas où… « À quoi bon ? De toute façon, il n’entend pas grand-chose. » Je hurle, je tempête, je tente d’argumenter. Je me retrouve isolée, vue comme une « excitée du bocal ». Il faudra vingt jours pour résoudre le problème… Nous avons pleuré ensemble, mon papa et moi, quand je lui ai remis son nouvel appareil. Il a parlé longtemps avec moi ce soir-là.
10 h 30, je m’inquiète et je suis bien la seule. L’ambulance n’est toujours pas là et personne ne s’en soucie. Mon papa s’est endormi la tête cassée sur son torse. Je cours, je téléphone… Personne ne sait qui a appelé l’ambulance et quand elle est prévue. Chaque fois que je redescends chez les infirmiers, je gêne, je bouscule l’élaboration du planning. Je signale qu’on l’attend de l’autre côté. Une infirmière m’écoute enfin. « Il va arriver, il ne trouve pas, on ne sait pas où il est… Il va arriver, on croit l’avoir vu sur le parking. Ah, non, ce n’est pas lui… » Je ne tiens pas en place. La femme d’ouvrage (il y en a bien une) passe devant la chambre. Elle voit que mon papa est dans ce fauteuil roulant : « Votre papa part ? Je l’aimais bien, moi. Je lui donnais souvent à boire. Je vais pouvoir vraiment nettoyer son fauteuil… Deux mois que je n’ai pas pu le faire… »
Le fauteuil a aussi son histoire, ses histoires. Il a eu un premier fauteuil auquel on avait ajouté un plateau coinçant – de « contention », comme on dit pudiquement – par sécurité, bien sûr ! Mon père s’en plaignait un jour terriblement… J’active le bouton rouge. Trente minutes plus tard, l’infirmière me dit qu’elle ne peut pas l’enlever sans l’accord de la direction. Je dois clairement me fâcher pour qu’elle le « délivre », m’expliquant évidemment que s’il tombe, ce sera ma faute ! Quand elle s’en va, mon père me parle encore de sa souffrance. J’ose soulever sa blouse et je découvre ahurie une longue ligne bleue de quelques centimètres de haut, tout le long de sa taille. Je le photographie, et j’envoie la photo au directeur. Plus jamais nous ne verrons cette contention… Mon père a juste besoin d’accoudoirs pour poser ses bras, comprendre ses limites, son univers tactile… désormais sans problème… Il a eu quelque temps un fauteuil cassé et j’ai dû aussi tempêter car il ne tenait que grâce au soutien du chauffage central. Sécurité, on vous dit.
11 h 30, ambulance à l’horizon. Le jeune ambulancier râle… et je découvre que mon père ne va pas être soulagé par un lit aménagé mais qu’il doit rester dans son fauteuil roulant bloqué à l’arrière d’une camionnette.
11 h 45, départ. Dès les premières bosses, il semble clair qu’il n’y a pas d’amortisseur sur cette ambulance. Je m’en inquiète. Réponse : « Madame, si on immobilise la voiture pour la réparer, on perd du temps et donc des clients… » Évidemment ! Mon père crie à chaque bosse… Je tente de le calmer, je passe derrière, je lui tiens la main, je lui dis qu’après, il va être bien, que je suis avec lui, que je l’aime, que je suis désolée, que je m’en veux…
Dès l’entrée dans le service de gériatrie de l’hôpital, les choses changent. Il fait propre, doux. Le menu est affiché, le matériel permet de poser mon père sans lui faire mal. Il s’endort presque tout de suite dans son beau pyjama et ses draps doux et lavés. Les personnes travaillent autour de lui en lui parlant et avec des gestes précis mais délicats. Je respire enfin. Ils ont compris quelle est sa bonne oreille et ils lui parlent beaucoup. Je lui dis que je reviens demain et que j’ai un papa formidable. Je m’écroule le soir dans les bras de mon amoureux…
Je reviens trois jours plus tard. Mon papa est propre, rasé. Il me dit qu’ils sont gentils. Une infirmière vient remettre mon père plus droit pour manger, je découvre une jambe très maigre quand elle replace la couverture. Je l’interroge : « Probablement une carence importante de protéines. » On lui propose de manger les lasagnes prévues en plat du jour. Je reste avec lui et la jeune infirmière est présente afin de voir comment je lui donne à manger et pour enregistrer les bons gestes. Mon père semble heureux : « Le meilleur repas de l’année », me lance-t-il. Il adore aussi la petite crème caramel cuisinée ici. Je lui parle des petites crèmes au chocolat que faisait sa maman. Nous rions ensemble.
Il me paraît tout de même épuisé. Il me dit : « Vas-y, je vais dormir, ne t’inquiète plus, ils sont doux ici. » Mon compagnon vient me rejoindre. Mon papa lui suggère de m’emmener à Paris. « Elle aime beaucoup cette ville et elle a de la chance de t’avoir. » Je lui promets de revenir lundi et de lui rapporter un dessert de Paris.
Mai 2022, un samedi 7 h 30
Chambre 364
Mon papa meurt, aidé, en douceur, comme demandé dans sa déclaration. Pas d’acharnement, une intervention afin d’éviter une agonie inutile. Enfin respecté… Dignité tardive mais dignité tout de même. La veille au soir, il a encore eu le courage de me dire qu’il n’était presque jamais seul. Que toutes et tous étaient gentils et qu’on lui parlait souvent. Il semblait apaisé, enfin… J’aurais aimé que ce temps finalement doux dure un peu. Pour lui dire une fois de plus que je l’aime, qu’il a été un père formidable. Et aussi pour lui demander pardon pour tout ce que je n’ai pas pu lui épargner…
© Shutterstock