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Quand les lanceuses d’alerte prêchent
dans le désert

Ludivine Ponciau · Journaliste

Mise en ligne le 12 avril 2022

Elles ont dénoncé les dysfonctionnements internes et les conflits d’intérêts à l’Autorité de protection des données (APD). Et en paient le prix aujourd’hui.

Illustration : Philippe Joisson

Il était moins une. Le lundi 7 février, Frank Robben adressait à la Chambre sa lettre de démission de l’APD. En quittant son poste, le haut fonctionnaire mettait fin à une situation embarrassante pour le gouvernement fédéral. Quant aux deux femmes qui avaient dénoncé les conflits d’intérêts au sein de l’organe, Alexandra Jaspar (ex-directrice du Centre de connaissances) et Charlotte Dereppe (directrice du Service de première ligne), elles subissent un sévère retour de manivelle. L’une, depuis, a claqué la porte. L’autre fait l’objet d’une procédure de révocation de son mandat. Aujourd’hui, elles ne souhaitent plus s’exprimer dans la presse.

Omniprésent

Créé en 2018 en remplacement de la Commission de la protection de la vie privée, l’APD a pour mission de recueillir et de traiter les plaintes des citoyens relatives à l’utilisation de leurs données personnelles et de s’assurer que les textes législatifs respectent la législation européenne en matière de protection des données. Que reprochait-on à Frank Robben ? D’être à la fois juge et partie dans la procédure de contrôle. En effet, le haut fonctionnaire est également administrateur général de la Banque carrefour de la Sécurité sociale, de la plateforme eHealth, patron de la Smals, et principal rédacteur des décisions du Comité de sécurité de l’information (CSI). C’est en raison de ce cumul de fonctions, qui mettait en péril l’indépendance de l’APD, qu’une procédure en infraction grave au règlement général sur la protection des données (RGPD) avait été lancée par la Commission européenne. L’action le concernant devait être transmise le lendemain de l’annonce de sa démission devant la Cour de justice de l’Union européenne.

Pendant plusieurs mois, le haut fonctionnaire a donc émis des avis sur des projets auxquels il était associé ou dont il était à l’origine. C’est aussi à lui que revenait, par l’intermédiaire de l’ASBL Smals (à laquelle fait appel l’APD), la gestion de la quasi-totalité du traitement informatique des données de l’État, y compris celles collectées dans le cadre de la crise du coronavirus. C’est encore Smals qui avait développé le projet Putting Data at the Center permettant de centraliser et de croiser toutes les données personnelles (sanitaires, fiscales, sociales, juridiques, etc.), et de profiler ainsi tous les citoyens. Devant les répliques de Smals qui se défendait d’être le pilote d’un tel projet, le SPF Stratégie et appui avait finalement admis qu’il en était à l’origine. Trop controversé, le projet fut en fin de compte tué dans l’œuf en mars 2021. Tout est rentré dans l’ordre ? Pas pour Alexandra Jaspar et Charlotte Dereppe qui, dans cette affaire, ont beaucoup perdu. Dès septembre 2020, les deux directrices ont alerté le monde politique sur les dysfonctionnements et les conflits d’intérêts au sein de l’organe, notamment dans le chef du président de l’APD, David Stevens (qui fait aussi l’objet d’une procédure en révocation). Mais malgré un rapport argumenté, le Parlement n’a aucunement réagi à leurs mises en garde.

Omerta

Dans un entretien accordé au magazine Axelle, elles décrivent l’omerta qui régnait à l’APD : « Personne à l’APD n’a voulu bouger. Et pire, l’un des dirigeants s’est opposé à toute action de ce type », dénonce Alexandra Jaspar. « Tout le monde nous fait taire au sein de l’APD. On a vécu – et je continue à vivre, d’ailleurs – un musellement en interne », ajoute Charlotte Dereppe. Cette dernière avait déposé, en septembre 2021, une demande d’intervention psychosociale formelle pour faits de harcèlement moral. Avant cela, elle avait introduit, avec Alexandra Jaspar, une première plainte faisant état d’un risque psychosocial collectif à l’APD. En novembre dernier, Charlotte Dereppe était informée qu’une procédure de levée de mandat pour fautes graves était en cours. Que lui reproche-t-on ? Principalement ses absences physiques (elle y participait par écrit) au comité de direction depuis mars 2020. Une absence qu’elle justifie en évoquant des violences verbales subies lors de réunions et une non-prise en compte systématique de ses avis. On lui reproche aussi de ne pas être claire sur ses motifs d’absence, alors qu’elle était en congé de maternité. Dans un document émis par la Chambre égrenant les griefs à son encontre, on apprend qu’elle était d’accord pour participer à nouveau aux réunions du DirCo si elle était autorisée à enregistrer les échanges, ce qui lui a été refusé.

Dans un courrier daté du 7 mars 2022 émanant d’un cabinet d’avocats bruxellois qu’a consulté le Parlement, les possibilités de recours qui pourraient être introduits par Charlotte Dereppe en cas de licenciement sont étudiées, ainsi que les répercussions pour l’État si sa responsabilité devait être engagée. Le cabinet s’est penché sur trois dispositions : la loi du 15 septembre 2013 relative à la dénonciation d’une atteinte suspectée à l’intégrité au sein d’une autorité administrative fédérale par un membre de son personnel ; la directive européenne du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations au droit de l’Union ; et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux lanceurs d’alerte. Dans ses conclusions, le cabinet estime que la loi de 2013 ne semble pas protéger la directrice, « car non seulement l’APD n’entre pas dans son champ d’application, mais aussi les procédures qui y sont prescrites n’ont pas été suivies ». « En revanche, souligne-t-il, nous pensons que la directrice pourrait être protégée par la directive et la jurisprudence de la CEDH, si la Chambre souhaitait la sanctionner du fait de ses déclarations publiques. » Toutefois, cette protection ne s’appliquerait pas dans le cas où la Chambre serait « capable d’établir que les sanctions résultent en réalité d’actes qui ne sont pas liés aux dénonciations ».

Outre ces éléments de nature juridique, la Chambre « risquerait également d’être critiquée dans l’opinion publique si celle-ci estimait que la Chambre a démis la directrice du service de première ligne de ses fonctions en raison de son rôle de lanceuse d’alerte ». Pour éviter toute condamnation de l’État belge, le cabinet recommande de ne pas qualifier les manquements de telle sorte qu’ils seraient étroitement liés à la plainte (pour harcèlement) qu’elle a déposée. Enfin, la directrice pourrait se raccrocher à la directive européenne du 23 octobre 2017 destinée à protéger les lanceurs d’alertes. La disposition aurait dû être transposée dans la législation belge avant le 17 décembre, mais cela n’a pas encore été fait. Elle n’en reste pas moins applicable.

Nouveau cadre

Le secrétaire d’État à la Digitalisation, Mathieu Michel, a déposé un avant-projet de loi destiné à réformer l’APD. Il s’agit d’un texte, approuvé fin janvier par le Conseil des minis­tres, sur lequel le Conseil d’État doit encore émettre un avis, mais qui ne passe pas à l’APD : selon L’Écho, il compromettrait davantage le fonctionnement et l’efficacité de l’organe. Contacté par nos soins, le cabinet assure pourtant que « l’avant-projet de loi veille à ce que la désignation d’ex­perts ne nuise pas au fonctionnement indépendant de l’APD ». Ceux-ci ne pour­ront plus « participer à aucun processus décisionnel », « à une quelconque délibération et ne sont pas autorisés à corédiger des projets d’avis ou de recommandations ou à participer à une discussion sur ces projets », ni à « effectuer de[s] missions relatives à des dossiers dans lesquels ils auraient un intérêt personnel direct ou indirect ».

Le texte établit les critères permettant de révoquer un membre du comité de direction, notamment « s’il a entravé le bon fonctionnement » de l’APD « par ses actions ou inactions, ou s’il n’a pas respecté le fonctionnement collégial du comité de direction ». Quant au renouvellement des mandats des directeurs, il serait conditionné à une évaluation positive de la Chambre. De quoi museler les lanceurs et lanceuses d’alerte ? Au cabinet de Mathieu Michel, on confirme que « s’il apparaît qu’un membre du comité de direction, dans l’exercice de son mandat, a fait obstacle au bon fonctionnement de l’APD, cela peut constituer un motif de révocation de son mandat ». Mais, assure-t-on, « l’avant-projet de loi prévoit que l’APD doit mettre en place un cadre concernant des lanceurs d’alerte conformément à la directive européenne sur ces derniers ». Pas certain que ces « garanties » suffisent à ramener la sérénité à l’APD.

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