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Les cultureux
Le théâtre documentaire,
du terrain à la scène
Caroline Dunski · Journaliste
Mise en ligne le 12 avril 2022
Qu’elle vienne du trottoir, du champ, des salles d’op’ ou des carrées urbaines, la parole portée sur la scène théâtrale fait le lien entre les milieux culturels et associatifs. Qu’est-ce qui pousse les artistes à monter sur le front des revendications et qu’apporte le théâtre documentaire aux combats actuels ? Tentatives de définition avec le collectif La Brute et la compagnie Adoc.
Photo © Olivier Laval
Une grande partie de la scène est couverte d’une terre sombre. À droite, une table de cuisine éclairée chichement par une suspension de céramique fleurie. Quelques ballots de paille finissent de planter le décor. Dix ans se sont écoulés depuis les premières diffusions de Nourrir l’humanité, c’est un métier, aujourd’hui sous-titré Acte I. À l’époque, Charles Culot, fils d’agriculteur et comédien, constate que le monde agricole va mal, est en souffrance. Avec Valérie Gimenez au travail d’écriture, puis Alexis Garcia qui signe la mise en scène, il recueille, en Belgique et en France, les témoignages d’une soixantaine d’agricultrices et d’agriculteurs pour alimenter un spectacle destiné à soulever le débat et à montrer que « derrière l’acte en apparence banal de manger se cachent des histoires poignantes d’hommes et de femmes qui portent un amour infini pour le vivant et pour la vie ».
« On fait venir le monde de l’agriculture sur scène pour faire bouger les choses. Mais en dix ans, le public a changé, parce que les gens se préoccupent beaucoup plus des enjeux climatiques, de la qualité de ce qu’ils mangent, souligne le comédien. Le public s’est élargi. Même des agriculteurs s’intéressent au spectacle et l’utilisent comme outil au service de la transition. Chaque représentation est suivie d’un débat avec des acteurs locaux – agriculteurs, porteurs de projet de ceinture alimentaire ou représentants de parcs naturels… – pour sensibiliser les agriculteurs et les consommateurs à la nécessité de changer le modèle agricole et de faire émerger des modèles différents. »
Paroles de putes et d'agriculteurs
Qu’on le nomme « théâtre du réel », « journalistique », « documentaire » ou « de parole », il fait jaillir celle-ci du terrain et du réel. « Toutes les paroles prononcées sur scène sont des paroles de putes, des paroles vraies. Ce sont nos mots, nos vies », insiste Sonia Verstappen, membre fondatrice de l’organisme communautaire UTSOPI (Union des travailleur.se.s du sexe organisé.e.s pour l’indépendance)1, qui a assuré l’accompagnement dramaturgique de la pièce Paying for it du collectif La Brute.
« Paying for it » emmène le spectateur dans une zone de non-pensée, nourrie par la parole des prostitué.e.s.
© Hubert Amiel
Pendant trois ans, les comédiens et comédiennes ont rencontré des travailleurs et travailleuses du sexe (TDS), ainsi que des policiers de la brigade des mœurs et des clients pour construire un spectacle qui condense beaucoup de leurs revendications2. « L’envie du collectif La Brute est d’aller dans les zones de non-pensées et de tabous peu mises en débat », explique la metteuse en scène Anne-Sophie Sterck. « On s’est penché sur la question de la prostitution en déconstruisant nos propres clichés et représentations. Certains personnages interprétés sur scène sont des personnes réelles, comme Sonia, d’autres sont des croisements entre vrais individus et individus issus de documentaires. Nous étions très soucieux et soucieuses de respecter la parole donnée. Une semaine avant la première au Théâtre national, toutes les personnes interviewées ont vu le spectacle. On avait prévu un dispositif permettant d’y intégrer un droit de réponse. C’était une sorte de crash-test. Avec Paying for It, on voulait leur donner la parole et leur faire honneur. Il était essentiel qu’ils et elles s’y reconnaissent. »
Qu’ils et elles composent le collectif La Brute ou la compagnie Adoc, les comédiens et comédiennes ont été formé.es à l’ESACT. La méthode de travail acquise au sein l’École supérieure d’acteurs (cinéma – théâtre) passe par la constitution et l’exploration de nombreuses sources qui permettent aux artistes de s’approprier le sujet. La compagnie Adoc a consulté des livres documentaires et articles de presse, réalisé des interviews d’agriculteurs, rencontré des associations syndicales, politiques et citoyennes, des universitaires… Ce travail de journalisme, de recherche et d’interviews fait complètement partie du processus de création. Les deux compagnies ont la vocation d’élaborer des outils pédagogiques, à la fois poétiques et engagés, qui ouvrent la porte au débat.
Susciter le changement...
Quand il a commencé ses études à l’ESACT, à 17 ans, découvrant Bertolt Brecht qui, aux artistes de son temps, demandait « vous êtes venus faire du théâtre, mais maintenant, une question : pour quoi faire ? », Charles Culot s’est orienté vers le théâtre documentaire au travers de plusieurs projets théâtraux et rencontres de pédagogues. « J’y ai trouvé un très bon moyen de m’emparer de sujets de société et de vecteurs de transformation. Tous nos spectacles sont conçus comme des tremplins d’échanges et de débats. Avec Nourrir l’humanité, nous questionnons la politique agricole commune, un des principaux outils européens pour orienter l’agriculture et l’alimentation. Dans l’Acte II, nous sommes allés voir ce que sont devenus les agriculteurs rencontrés il y a dix ans, mais nous voulions aussi déclencher les vocations agricoles chez les néoruraux. Les fermiers qui ont l’âge de mes parents sont en train de disparaître. On est sur le champ de la bataille culturelle avec le théâtre. »
« Et comme nous ne sommes pas intéressés par le fait de ne travailler que pour des publics habitués des théâtres, pour Nourrir l’humanité. Acte II, nous avons conçu une petite forme tout-terrain plus accessible aux associations. Même s’il y a une légère perte en qualité artistique, il y a un gain en qualité percutante. Cette forme permet de réagir à des demandes, d’être autonomes, d’aller dans des salles de village, des granges… Nous avons aussi doublé les équipes de comédiennes. »
On est sur le champ de la bataille culturelle avec le théâtre documentaire.
© Olivier Laval
… et porter des revendications
Les comédiens et comédiennes qui restituent la parole recueillie sur le terrain font le lien entre les milieux culturels et associatifs. Parallèlement à la diffusion de Nourrir l’humanité. Acte II, l’équipe d’Adoc travaille sur sa nouvelle création. Urgence porte les revendications des travailleurs de la santé, pour éviter que le système ne laisse sur le carreau les individus qui ne pourront se payer les soins de santé. Fin février, l’équipe se rendait à Paris pour rencontrer le personnel soignant et le directeur de l’hôpital de la Salpêtrière. « Nous rencontrons les organisations des professionnels de la santé, dont les maisons médicales qui démocratisent l’accès aux soins, le mouvement des blouses blanches, les associations de médecins… On peut construire des événements ensemble et faire évoluer nos pièces constamment, en fonction de l’actualité et des retours des spectateurs. »
Quant à la première des revendications d’UTSOPI, elle concerne la décriminalisation de la prostitution3 et l’élaboration d’une loi anti-prohibition, parce que vouloir abolir la prostitution ne mène qu’à aggraver les conditions dans lesquelles elle s’exerce. Sonia Verstappen milite depuis vingt ans pour améliorer les conditions de vie des personnes qui se prostituent et pour décriminaliser le travail sexuel en Belgique. « Le collectif La Brute travaille avec UTSOPI sur des changements de lois en même temps que sur la transformation des mentalités, confie Anne-Sophie Sterck. Dans les théâtres, on peut toucher des publics non militants qui ont eu la curiosité de venir dans ces salles-là. Ce sont des sujets qui affectent tellement d’endroits de la société : le couple, la migration, le travail… » Et les débats qui suivent chaque représentation offrent à chacun et chacune de faire un pas vers l’autre et de s’ouvrir à sa réalité.
À voir
Nourrir l’humanité. Acte II
De nombreuses dates sont prévues en Wallonie jusqu’en 2023.
- Elle a écrit un article pour EDL il y a quelques années dans le cadre du dossier « Des corps et des lits ». Cf. Sonia Verstrappen, « Putain, c’est compliqué ! », dans Espace de Libertés, no 447, mars 2016.
- UTSOPI, « Décriminalisation ».
- C’est chose faite depuis l’approbation par la Chambre de la réforme du droit pénal sexuel le 18 mars dernier, NDLR.
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