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En retrait du monde fini
Catherine Haxhe · Journaliste
Mise en ligne le 18 novembre 2024
Si le Père Stoddard nous a fait lever pour nous expliquer qu’il existe des limites naturelles aux activités humaines, il se paie de nos têtes. Des philosophes nous l’ont déjà dit cent fois. Réfléchissez, pourtant. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce qui vous paraît une évidence n’inquiète pas grand monde. Je dirais même qu’à part quelques-uns de vos petits copains aux cheveux longs, tout le monde s’en fout. »
Connaissez-vous Albéric ? Pardon, Abel Quentin, écrivain et avocat français. Le choix de son nom de plume devait déjà m’inspirer toute sympathie. Albéric a décidé de s’appeler Quentin comme Albert Quentin personnage du livre Un singe en hiver (1959) d’Antoine Blondin. Mais avant d’être l’écrivain dont nous aimons les œuvres, avant qu’Albéric né à Lyon ne devienne Abel vivant à Étampes, il fut avocat pénaliste à Paris. Des lieux, des professions, des vies qui inspireront son écriture naissante.
Son premier roman, il le tirera de cette expérience de la justice. Sœurs, finaliste du prix Goncourt des lycéens 2019 et prix Première 2020, raconte l’histoire d’une jeune fille radicalisée. Nous passerons sur son étourderie de débutant et cette triste perte de manuscrit dans un taxi. Nous ne connaîtrons jamais les actions de ce militant d’extrême droite ayant tenté d’assassiner Jacques Chirac. De son propre avis, ce n’est pas une très grande perte, la qualité n’y étant pas. Pour autant, un auteur était né. Car, depuis sa prime jeunesse, Abel Quentin est passionné de littérature. La découverte de Marcel Proust est une révélation : « La Recherche m’a marqué comme un horizon littéraire stupéfiant et gigantesque. » En 2021, son second roman Le voyant d’Étampes, un opus social critique de l’antiracisme et de la cancel culture, obtient le prix de Flore.
Aujourd’hui, il nous revient avec Cabane, dans lequel il interroge l’inaction climatique face aux alertes des chercheurs. En d’autres termes, après la radicalisation et le wokisme, Abel Quentin s’empare à nouveau d’une question bien de son temps : l’effondrement de notre monde. Ce thriller s’inspire librement de l’histoire véridique du rapport Meadows commandé par le Club de Rome à quelques jeunes chercheurs : « Les limites à la croissance (dans un monde fini) » présenté le 1er octobre 1972. Une référence, aujourd’hui encore, lorsqu’il s’agit d’alimenter les débats et les critiques portant sur les liens entre les conséquences écologiques de la croissance économique, les limitations des ressources et l’évolution démographique. Sur la base de ce rapport commandé à des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology en 1970 par un think tank basé à Zurich, Abel Quentin déplace ses protagonistes à Berkley en Californie, change leur nom et imagine avec brio leur parcours de vie après parution dudit rapport. Il narre leurs retrouvailles et ajoute un personnage, Rudy, journaliste en quête de vérité (comme le sont toujours les bons journalistes !). Le « rapport 21 », point de départ du roman d’Abel Quentin, offre un récit que beaucoup qualifient de foisonnant et maîtrisé.
« Gros Bébé », surnom de l’antique ordinateur IBM 360, modèle 75, qui occupe « un niveau entier du centre informatique » sur le campus de la prestigieuse université californienne, a prononcé sa terrible sentence : si la croissance industrielle et démographique ne ralentit pas, le monde que nous connaissons s’effondrera dans le courant du XXIe siècle. S’ensuit cette question : comment les « Beatles de l’Apocalypse » arriveront-ils à vivre le reste de leur existence avec cette maudite vérité ? Nous allons donc suivre, sans pouvoir décrocher une seconde, le couple Dundee, Eugene et Mildred, chercheurs américains chargés de compiler, lui, les données de la pollution, elle, de la production et de la consommation ; Paul Quérillot, ingénieur français qui travaille sur les ressources non renouvelables, et enfin l’énigmatique Johannes Gudsonn, génie norvégien des mathématiques, à qui on a laissé le soin de récolter les données de la démographie mondiale et de s’assurer « de la rigueur mathématique de l’ensemble du programme de simulation ». Jusqu’à ce qu’il disparaisse. Dans une cabane, peut-être ?
Avec ce titre, Cabane, on pense immédiatement à Henri David Thoreau, philosophe américain du XIXe siècle et à son œuvre majeure, Walden ou la Vie dans les bois, une réflexion sur l’économie, la nature et la vie simple menée à l’écart de la société, écrite lors d’une retraite dans une cabane qu’il construite au bord d’un lac. Gudsonn, que le journaliste Rudy traque, lui aussi a sa cabane, sur l’île d’Osterøy en Norvège. Savant fou, il est fasciné par l’écoterrorisme. Son destin est la grande énigme du livre. Comme Thoreau, il semble avoir versé dans la Désobéissance civile (essai de philosophie politique publié en 1849). Pour étoffer son récit passionnant, Abel Quentin évoque également le cas Theodore Kaczynski, brillant mathématicien, professeur à Berkeley, surnommé UnaBomber, activiste anarcho-écologiste qui mena une campagne d’attentats de dix-huit ans faisant trois morts et 23 blessés avec 16 bombes artisanales. Il sera finalement repéré et arrêté le 3 avril 1996, avant d’être condamné à la prison à perpétuité. Il se serait suicidé en juin 2023 dans sa cellule de Caroline du Nord.
Au passage, Abel Quentin en profite pour nous rappeler avec panache que « la croissance est un crime collectif dénué d’intention criminelle ». Autrement dit, nous sommes tous au même niveau de responsabilité. Un enseignement qu’il nous faudra à présent garder en mémoire et inculquer aux générations futures. L’ONU de nous rappeler que la population mondiale atteindra son pic démographique en 2080, soit vingt ans plus tôt que les prédictions les plus alarmistes de jadis. Avant de passer ce cap critique, Gudsson propose de contrôler les naissances dès aujourd’hui. Devrons-nous en arriver là ?
Abel Quentin, Cabane, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2024, 480 pages.
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