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Une guerre coloniale
qui ne dit pas son nom

Une opinion de José-Luis Wolfs · Professeur et chef du service des sciences de l’éducation de l’ULB

Mise en ligne le 20 septembre 2024

Le conflit israélo-palestinien fait chaque jour couler beaucoup de sang, et il semble insoluble. Peut-être qu’un changement de paradigme s’impose pour trouver une issue constructive aux drames qui agitent cette région. Le conflit ne serait-il pas une guerre coloniale qui ne dit pas son nom ? En raison notamment d’un archaïsme institutionnel – le droit de veto à l’ONU – qui est lui-même l’héritage d’une mentalité coloniale, il est impossible d’actionner le droit international avec efficacité. Modifier les règles régissant le droit de veto onusien constituerait un premier pas vers un changement de mentalité et de paradigme face à ce conflit.

Photo © Olga Zhukovskaya/Shutterstock

 

Nous avons tous été horrifiés à la fois par l’attaque du Hamas du 7 octobre et par la riposte israélienne. Au-delà des émotions, un bref rappel du contexte historique de ce conflit et du cadre normatif, qui est ici celui du droit international, s’impose. En voici quelques éléments clés. Après l’horreur de la Shoah, la crainte de certains Juifs survivants de retourner dans leurs pays d’origine où ils avaient été persécutés, ainsi que le refus de certains États de les accueillir, la nécessité d’offrir un État aux Juifs persécutés s’est progressivement imposée. En 1947, un partage de la Palestine (alors sous mandat britannique) a été décidé par l’ONU et a conduit à attribuer 56 % du territoire à un futur État d’Israël, 43 % à ce qui devait devenir un futur État arabe (palestinien) et 1 % pour une zone sous contrôle international. Les États arabes n’ont pas accepté cette division, ont attaqué le nouvel État israélien qui a gagné et en a profité pour étendre, considérablement et de manière totalement illégale, son territoire. Il en a profité aussi pour expulser des populations palestiniennes et empêcher, par la terreur, leur retour après la guerre. Et ce, alors que ces populations pensaient légitimement, une fois la guerre finie, pouvoir retrouver leurs maisons et leurs biens, même sous un régime d’occupation1. En 1967, Israël a à nouveau été attaqué par des États arabes, lors de la guerre des 6 jours. Israël a gagné et en a profité pour étendre encore plus son territoire, toujours en toute illégalité.

Deux poids, deux mesures

Comme on peut le constater, il s’agit bien de guerres qui sont en partie coloniales puisqu’elles ne se limitent pas, pour Israël, à défendre un territoire qui lui serait reconnu par le droit international, mais qu’elles visent à accaparer des territoires nouveaux qui ne lui ont pas été attribués par la voie légale, qui est ici celle des Nations unies.

Il s’agit, non seulement, dans les faits, de guerres coloniales, mais menées aussi dans un esprit colonial. Comme le fait remarquer Michel Staszewski, historien de l’ULB et lui-même juif, auteur d’un ouvrage très récent et bien documenté Palestiniens et Israéliens. Dire l’histoire, déconstruire mythes et préjugés, entrevoir demain2, les premiers citoyens de l’État d’Israël étaient des Européens, et en 1948, nous étions encore dans la période coloniale. Beaucoup d’entre eux ont eu, à l’égard des Palestiniens, une attitude similaire à celle des colons américains vis-à-vis des populations amérindiennes, ou à celle d’autres colons vis-à-vis de populations autochtones : considérer qu’il s’agit de personnes que l’on peut expulser ou enfermer dans des sortes de réserves… Soulignons qu’en 2024, hélas, cet état d’esprit est loin d’avoir disparu.

Ajoutons encore, en référence notamment à l’ouvrage de Michel Staszewski, que l’État d’Israël a instauré un régime qui peut être qualifié d’apartheid, bien que dans un sens très différent de celui qu’a connu l’Afrique du Sud. Il existe en effet en Israël une loi fondamentale appelée « Loi du retour » qui permet aux personnes reconnues comme juives par les autorités israéliennes – quel que soit le pays dont elles proviennent – de venir s’installer en Israël et d’en devenir citoyennes. Or, il n’existe pas un droit au retour pour les populations palestiniennes expulsées ni pour leurs descendants. Il s’agit donc très clairement d’une discrimination basée sur un critère ethnique.

Effectuons un bond dans le temps. En 1993, les accords d’Oslo ont prévu la création de deux États : Israël et la Palestine (qui aurait été réduite à une taille encore beaucoup plus faible que celle prévue en 1947). Mais même cela, Israël ne l’a pas respecté ! En effet, le Premier ministre israélien qui devait mettre en œuvre ces accords, Yitzhak Rabin, a été assassiné en 1995 par un Juif extrémiste. Depuis, les gouvernements israéliens successifs ont tout fait pour empêcher une solution à deux États, et les Palestiniens se trouvent donc, depuis 1948, face à un total déni de justice. Tels sont les faits.

Supprimer le droit de veto

Par conséquent, quelle attitude adopter par rapport au conflit israélo-palestinien ? Une carte blanche parue dans le journal Le Soir le 18 décembre 2023 et signée par un grand nombre de collègues de différentes universités belges dénonçait notamment le double standard des États occidentaux qui soutiennent l’Ukraine face à la Russie, qui viole le droit international, mais qui ne soutiennent que très peu les Palestiniens face à l’État dIsraël, qui viole, tout autant et de longue date, ce même droit international. Je me rallie bien sûr à cette dénonciation et aux points de vue exprimés dans cette carte blanche. Je voudrais toutefois ajouter un point de réflexion supplémentaire qui me paraît important à propos des droits de veto au Conseil de sécurité de l’ONU.

Un droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU a été accordé, c’est au moins une des raisons officielles, aux vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Ont été considérés comme tels : les États-Unis, l’Union soviétique, l’Angleterre et la France. Ce statut a été élargi plus tard à la Chine. Comme on peut le constater, il s’agit de deux grandes puissances (auxquelles s’est ajoutée ensuite une troisième) ainsi que des deux grands empires coloniaux de l’époque (la Grande-Bretagne et la France). Cette règle n’a toujours pas évolué depuis. Or, il n’y a aucune justification morale à accorder un droit de veto à certains États et pas à d’autres. Ce droit de veto est typiquement l’héritage d’une mentalité coloniale qui consacre de jure la puissance qu’ont de facto certains États.

Prenons, par contraste, le cas de l’OTAN ou celui de l’Union européenne. Chaque État, qu’il soit petit ou grand, dispose d’un droit de veto, ce qui pose d’ailleurs de nombreux problèmes4. Pour en revenir à l’ONU, il conviendrait donc d’abandonner ce droit de veto et de le remplacer par une autre règle, par exemple exiger, pour certaines décisions importantes, une double majorité des deux tiers (obtenir l’accord de deux tiers des États membres et qu’en outre ceux-ci représentent deux tiers de la population mondiale). Ainsi, si l’on en revient au conflit israélo-palestinien, une solution juste (un partage équitable des territoires entre deux États : Israël et Palestine) a peu de chance d’aboutir aussi longtemps que les États-Unis pourront abuser de leur droit de veto pour bloquer des résolutions votées pourtant par une majorité d’États.

Sortir de la mentalité colonialiste

Comme on peut le constater, le conflit israélo-palestinien est bien une guerre coloniale qui ne dit pas ouvertement son nom et qui ne trouve pas de solution depuis des décennies, en raison notamment d’un archaïsme institutionnel (le droit de veto à l’ONU), qui est lui-même l’héritage d’une mentalité coloniale. Il conviendrait donc, après avoir commémoré le soixantième anniversaire de l’indépendance de nombreux États colonisés par les Européens et avoir entamé un travail de mémoire, de se pencher sérieusement sur le cas du conflit israélo-palestinien et de le voir pour ce qu’il est, au moins en partie – à savoir une guerre coloniale. et de revendiquer, parallèlement, la suppression de cet héritage, lui aussi colonial, qu’est le droit de veto accordé par l’ONU à certains États.

  1. Par comparaison, les Belges qui ont connu l’exode en 1940 ont pu retrouver leurs maisons et leurs biens à leur retour, même si c’était dans une Belgique sous le joug de l’occupant.
  2. Michel Staszewski, Palestiniens et Israéliens. Dire l’histoire, déconstruire mythes et préjugés, entrevoir demain, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2023, 344 p.
  3. « Israël – Palestine : l’appel des universitaires et étudiants à s’engager pour le respect immédiat et intégral du droit international », mis en ligne sur lesoir.be, 18 décembre 2023.
  4. Rappelons, par exemple, l’opposition de la Turquie et de la Hongrie à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN.

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