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La rubrique philo, qui décolle l’actu
Quand l’humain
se remet en question
par la philosophie
Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi
Mise en ligne le 19 novembre 2023
À l’occasion de la Journée mondiale de la philosophie, quoi de plus légitime que de parler de philosophie ? C’est un sujet au cœur des combats du Centre d’Action Laïque. Désireux de développer l’esprit critique sans lequel la liberté, l’égalité et la solidarité seraient menacées, le mouvement laïque plaide pour deux heures de philosophie et citoyenneté dans les écoles. Mais il peine à être entendu. Sans entrer dans le détail des freins institutionnels, on peut se demander si une partie du problème ne viendrait pas d’une méprise de l’essence même de la philosophie ? Faute de voir l’intérêt de la philosophie, on en fait fi.

On considère souvent que la philosophie est liée à des questions générales sur la nature humaine, sur le monde ou sur le rapport qui lie ces deux termes. On peut alors aisément collecter toute une série de questions qui ont marqué l’histoire de la philosophie. Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que l’être ? Pourquoi y a-t-il quelque chose et non rien ? Que dois-je faire ? Vaut-il mieux changer le monde ou changer d’idées ? Quel sens donner à ma vie ? Cependant, ces questions ne revêtent une importance que moyennant certaines situations qui les rendent problématiques. Ainsi, je me pose la question du sens à donner à ma vie quand celle-ci me paraît perdre son sens que ce soit sous l’effet d’un bullshit job, d’un burn-out, d’une rupture ou d’autre chose. En dehors de ces situations où se dessine une crise de l’existence ou de la connaissance, les questions philosophiques peuvent très bien exister, mais elles n’ont pas vraiment d’« importance » pour moi. Il ne suffit donc pas d’épingler quelques questions philosophiques pour faire comprendre ce en quoi consiste la philosophie. Une telle façon de procéder aurait pour conséquence de faire passer la philosophie pour une sorte de prise de tête dénuée d’intérêt.
On expliquera mieux ce qu’est la philosophie en en faisant l’histoire. Dans une histoire réfléchie de la philosophie, on peut faire apparaître la singularité des visions du monde portées par les philosophes comme des réponses aux problèmes qui se posaient à eux. Mais faire l’histoire de la philosophie, ce n’est pas encore faire de la philosophie une enquête en vue de répondre aux problèmes du présent.
Faut-il faire taire la terre ?
Pour pratiquer la philosophie au présent, il faut revenir aux problèmes qui font naître aujourd’hui la réflexion philosophique. Le philosophe américain, John Dewey, montre ainsi que ce qui initie une démarche philosophique, c’est une situation singulière qui est vécue comme un problème, comme quelque chose à même de nous rendre blêmes. La philosophie est alors la recherche en vue de trouver une solution au problème qui se pose à nous dans le présent de l’expérience.
Souvent le problème est une opposition entre deux éléments irréductibles et contradictoires. On n’arrive pas à faire tenir ensemble deux exigences. On reste pris dans une tension que l’on cherche à résoudre. L’unité qu’il s’agit de retrouver peut toutefois signifier deux choses : le rejet de la diversité ou le fait de rendre compossible une diversité de réalités. Il s’agira tantôt de penser l’unité au détriment de ce qui est, tantôt de penser l’unité à partir de la diversité de ce qui est. Dans un cas, il s’agit de construire un monde rationnel ou, du moins, raisonnable. Dans l’autre, il s’agit de reconstruire notre vision du monde à partir de la diversité de nos expériences. On est alors à l’écoute du monde. On fait de la philosophie un instrument au service de la résolution des problèmes. Ce qui nous entoure est signifiant et on se met à son diapason.
Dans la philosophie, les situations dans lesquelles nous sommes plongés peuvent réactiver de vieux problèmes. La disparition soudaine d’un proche peut réactiver la question de ce qu’est la mort ou de ce qu’est le sens d’une vie. Mais la situation actuelle dicte aussi de nouveaux problèmes. Le problème écologique en est un. Il ne se posait pas vraiment pour un philosophe comme Hegel qui considérait que la nature était le règne de la répétition. Aujourd’hui, les choses sont différentes. L’évolution a remis en cause le caractère immuable de la nature et l’emprise de l’homme sur l’environnement à travers la révolution industrielle a ostensiblement modifié l’environnement global de la terre provoquant un déséquilibre qui menace à terme la viabilité de la vie sur terre. Cette situation est ressentie comme problématique. L’éco-anxiété touche ainsi de nombreuses personnes. Les différents milieux naturels et humains se dégradent.
De la technique à l’architectonique de la réflexion
La dégradation du milieu terrestre qui retient l’attention pour peu que l’être humain se rende disponible à ce qui se passe autour de lui se compose du biotope (l’ensemble des facteurs objectifs : l’eau, le climat, le relief, la géologie, etc.) et de la biocénose (l’ensemble des vivants et des relations qu’ils ont entre eux et avec leur milieu). Mais, en politique et dans les médias, la question de la biodiversité n’est pas ce qui retient le plus l’attention. Il est davantage question du facteur climatique. Alors que je préparais cet article, le 10 novembre 2023, j’ai tapé « réchauffement climatique » dans Google et j’ai obtenu 25 200 000 entrées en 0,35 seconde. J’ai ensuite tapé « perte de la biodiversité » et j’ai obtenu 1 690 000 entrées en 0,38 seconde.
Le constat est sans appel. Il est quinze fois plus question du réchauffement climatique que de la perte de la biodiversité. Il n’est dès lors pas étonnant qu’un Premier ministre comme Alexander De Croo propose de mettre de côté la lutte pour la biodiversité pour se concentrer sur les « véritables » urgences. Suivant l’exemple d’Emmanuel Macron, il déclarait ainsi le 23 mai dernier : « Ce qu’il faut éviter maintenant, c’est de surcharger la barque en ajoutant aux objectifs d’émission de CO2, par exemple, des nouvelles normes de dioxyde d’azote, de nouvelles normes liées à la loi de restauration du milieu naturel, de nouvelles normes dans le domaine de la biodiversité. »
Cette façon de présenter le problème est-elle toutefois valable ? Ne résulte-t-elle pas d’une volonté de le ramener à sa dimension technique ? Il s’agit alors moins de se remettre en question que de réfléchir sur de nouveaux moyens à mettre en œuvre. Comment réduire les émissions de CO2 ? Quelles innovations techniques nous permettront de découpler croissance et dégradations environnementales ?
C’est précisément en nous prémunissant de ce glissement vers la technique que la philosophie peut nous apporter quelque chose. Considérer que la philosophie doive partir des problèmes de son temps et s’essayer à les résoudre, ne veut pas dire qu’il faille se précipiter sur les pistes de solution. Le propre de la philosophie est de prendre le temps. Elle récupère alors des questions laissées pour compte par le solutionnisme technologique et politique.
Le solutionnisme est le fait de se précipiter vers une solution sans avoir fait le tour du problème. Typiquement, les politiques court-termistes et les technologies avides de rentabilité sur le marché financier ont tendance à se précipiter vers des solutions. Mais faute d’avoir été suffisamment pensées, ces solutions se révèlent à leur tour être un problème. On a une fuite en avant. Ne faut-il pas alors revenir à quelque chose de plus fondamental que la technique ? Revenir du « comment ? » de la solution au « quoi ? » du problème ?
Pour éviter la mauvaise dynamique d’une suite de problèmes résultant du refus de toute précaution, il faut pouvoir se ménager du temps. La philosophie n’est donc en rien une discipline abstraite. Elle résulte des problèmes vécus par l’humain et dépend de conditions sociales (du temps, un espace de recherche et de dialogue) pour se développer.
Il y a quelque chose de radical dans l’exigence de la philosophie. Elle se refuse à considérer ses principes comme indiscutables. Là où le radicalisme consiste à tout référer à quelques principes inflexibles qu’il n’interroge pas, la philosophie fait preuve d’une radicalité d’un autre ordre puisqu’elle interroge ses principes mêmes. La radicalité philosophique consiste ainsi à poser une question de manière à ce qu’elle interroge aussi la façon dont on se rapporte au monde. Elle ne se contente pas d’une vision extérieure : comment minimiser notre impact sur le climat ? Elle conduit cette interrogation jusqu’à repenser l’homme et l’humanisme qui nous guide. Il ne s’agit dès lors plus de s’interroger sur ce qu’est l’environnement en général ou la biodiversité en particulier, mais de remettre en conception l’idée même que l’on a de la relation de l’humain au monde et de ce qui constituerait la substance de chacun de ces termes. La question ne laisse pas indemne le sujet qui la pose. Elle le concerne. Elle l’inter-esse.
Du soupçon de divertissement à la prise en compte de la biodiversité
En quoi la perte de la biodiversité est-elle un problème pour l’humain ? N’est-ce pas indifférent qu’il y ait un peu plus ou un peu moins de diversité autour de nous ? dira-t-on. Traditionnellement, l’esprit humain se caractérise par une recherche d’unité. Kant nous dit ainsi dans la Critique de la raison pure que la raison est architectonique. Ce qui a trait au divers est généralement méprisé. Hegel, dans sa Philosophie de la nature, rejette ainsi la diversité des véroniques et des perroquets comme quelque chose d’indifférent. Ce qui compte pour lui c’est la composante objective du milieu (le climat, l’hydrographie, le relief) qui rend possible ou empêche le développement de l’esprit. Il ne faut pas se laisser distraire par le caractère protéiforme du vivant. Le spectacle de la nature est un divertissement bien vain quand il s’agit de construire la société humaine.
La diversité du vivant, outre qu’elle concourt à faire de la terre une atmosphère habitable et qu’elle garantit une certaine forme de résilience, influence directement la façon dont une culture se pense. Faut-il rappeler le caractère emblématique de certaines espèces comme l’ours ou le loup pour la culture européenne ? Les fables de Jean de La Fontaine montrent bien que l’imaginaire se construit à travers les figures symboliques des animaux qui nous entourent. Les relations interspécifiques nous aident alors à comprendre les relations humaines (relations intraspécifiques). La diversité des cultures humaines est liée à la diversité des vivants que côtoient ces cultures. Le mode d’être et la pensée des Indiens d’Amériques du nord est interdépendant des loups et des bisons. Avec le cowboy, cette attention se déplace. Le chien et la vache occupent désormais la place centrale.
Préserver la biodiversité, c’est aussi sauvegarder la diversité humaine. On le voit bien avec Vandana Shiva. Les monocultures que la révolution dite verte a imposées en Inde ne se traduisent pas seulement par une perte de biodiversité. Elles homogénéisent la diversité des cultures et font disparaître les savoirs et traditions locales. C’est dès lors la diversité humaine qui s’estompe face à ce qu’elle appelle les monocultures de l’esprit, qui ne sont que les reflets d’une culture dominante1. La biodiversité est elle-même vectrice de la diversité humaine. Il faut alors voir l’ensemble du vivant non pas comme le complément indifférent d’un milieu qui a à rendre possible l’avènement de la culture humaine pensée sous un mode unitaire, mais penser chaque vivant comme représentant une manière d’être vivant, un possible.
Valoriser la diversité s’oppose ainsi au mépris pour la diversité, mépris véhiculé par les philosophies qui fonctionnent sur le mode de l’exception humaine et de la réduction du reste à quelque chose de bestial. Pour une philosophie qui fait de l’humain la résultante d’une coévolution avec de multiples espèces, il s’agit de penser les vivants de manière à les rendre compossibles. Pour cela, Baptiste Morizot propose de se faire diplomate. Ce qui apparaît in fine pour lui, c’est que l’humain n’est pas une exception du vivant. Mais le résultat, la combinatoire d’une diversité de vivants, qu’il importe de conserver si l’on veut maintenir la richesse de l’humain. L’humain serait alors moins opposé à l’ensemble du vivant qu’il ne serait composé par le dialogue qu’il tisse avec celui-ci2. À l’instar du portrait de L’Amiral par l’artiste peintre Guiseppe Arcimboldo, l’on est constitué par les vivants avec qui on cohabite. L’unité à laquelle l’humain aspire n’est pas alors celle qui consiste à l’isoler dans une spécificité, mais une unité qui vise à penser la compossibilité des vivants. Cette compossibilité nécessite dans un premier temps de penser avec les vivants. C’est ce que suggère le philosophe Thom Van Dooren. Pour susciter une attention aux vivants qui nous entourent, il propose de transformer les bilans d’espèces disparues par des récits montrant ce que ça fait pour une espèce de disparaître, quels sont les enchevêtrements du vivant qui se dénouent au seuil d’une extinction3.
Le problème de la biodiversité permet de reformuler l’unité voulue par la philosophie et la façon dont l’humain se conçoit. En écoutant les problèmes de son temps, le philosophe reconstruit le monde et l’humain en cherchant un maximum de résonances. La solution technique qui nous dédouane d’avoir à penser notre interdépendance au vivant se révèle en fin de compte toxique. Elle nous enferme dans un monde où tel Midas tout ce que l’on touche est tôt ou tard marqué du sceau de la technique. Le monde externe se déconstruit alors jusqu’à l’immonde. L’humain devient prisonnier de lui-même. Il vit sous la tutelle de la technique qu’il a créé. Clôturons donc par la maxime de Kant : Sapere aude4 ! Plus que jamais la philosophie est un besoin !
- Vandana Shiva, Monocultures de l’esprit, Paris, Wildproject, 2022, 208 p.
- Baptiste Morizot, Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Paris, Wildproject, 2016, 300 p.
- Thom Van Dooren, En plein vol. Vivre et mourir au seuil de l’extinction, Paris, Wildproject, 2022, 400 p.
- Littéralement traduit du latin par « Ose savoir », autrement dit : « Ose penser par toi-même ».
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